ATTENTION : CONSERVEZ CETTE LICENCE SI
VOUS REDISTRIBUEZ CE FICHIER
License ABU
Version 1.1, Aout 1999
Copyright (C) 1999 Association de Bibliophiles Universels
http://abu.cnam.fr/
abu@cnam.fr
La base de textes de l'Association des Bibliophiles Universels (ABU)
est une oeuvre de compilation, elle peut être copiée,
diffusée et
modifiée dans les conditions suivantes :
1. Toute copie à des fins privées, à des
fins d'illustration de l'enseignement
ou de recherche scientifique est autorisée.
2. Toute diffusion ou inclusion dans une autre oeuvre doit
a) soit inclure la presente licence
s'appliquant a l'ensemble de la
diffusion ou de l'oeuvre
dérivee.
b) soit permettre aux
bénéficiaires de cette diffusion ou de cette
oeuvre dérivée
d'en extraire facilement et gratuitement une version
numérisée de
chaque texte inclu, muni de la présente licence. Cette
possibilité doit
être mentionnée explicitement et de façon claire,
ainsi que le fait que la
présente notice s'applique aux documents
extraits.
c) permettre aux bénéficiaires
de cette diffusion ou de cette
oeuvre dérivée
d'en extraire facilement et gratuitement la version
numérisée
originale, munie le cas échéant des améliorations
visées au
paragraphe 6, si elles sont
présentent dans la diffusion ou la nouvelle
oeuvre. Cette
possibilité doit être mentionnée explicitement et de
façon claire, ainsi
que le fait que la présente notice s'applique aux
documents extraits.
Dans tous les autres cas, la présente licence sera
réputée s'appliquer
à l'ensemble de la diffusion ou de l'oeuvre
dérivée.
3. L'en-tête qui accompagne chaque fichier doit être
intégralement
conservée au sein de la copie.
4. La mention du producteur original doit être conservée,
ainsi
que celle des contributeurs ultérieurs.
5. Toute modification ultérieure, par correction d'erreurs,
additions de variantes, mise en forme dans un autre
format, ou autre,
doit être indiquée. L'indication des
diverses contributions devra être
aussi précise que possible, et datée.
6. Ce copyright s'applique obligatoirement à toute
amélioration
par simple correction d'erreurs ou d'oublis mineurs
(orthographe,
phrase manquante, ...), c'est-à-dire ne
correspondant pas à
l'adjonction d'une autre variante connue du texte, qui
devra donc
comporter la présente notice.
----------------------- FIN DE LA LICENCE ABU
--------------------------------
--- ATTENTION : CONSERVEZ CET EN-TETE SI VOUS REDISTRIBUEZ CE FICHIER
---
<IDENT candide>
<IDENT_AUTEURS voltaire>
<IDENT_COPISTES bortzmeyers demazieree>
<ARCHIVE http://www.abu.org/>
<VERSION 3>
<DROITS 0>
<TITRE Candide>
<GENRE prose>
<AUTEUR Voltaire>
<COPISTE Stéphane Bortzmeyer (bortzmeyer@pasteur.fr) &
Eve Demazière>
<NOTESPROD>
Version relue. Mars 1995
</NOTESPROD>
----------------------- FIN DE L'EN-TETE
--------------------------------
CANDIDE OU L'OPTIMISME
Traduit de l'allemand de M. le docteur Ralph
AVEC LES ADDITIONS QU'ON A TROUVÉES
DANS LA POCHE DU DOCTEUR,
LORSQU'IL MOURUT À MINDEN, L'AN DE GRÂCE 1759
CHAPITRE PREMIER
---------------------------------
COMMENT CANDIDE FUT ÉLEVÉ
DANS UN BEAU CHÂTEAU,
ET COMMENT IL FUT CHASSÉ D'ICELUI
Il y avait en Westphalie, dans le château de M. le baron de
Thunder-ten-tronckh, un jeune garçon à qui la nature
avait donné les moeurs les plus douces. Sa physionomie
annonçait son âme. Il avait le jugement assez droit, avec
l'esprit le plus simple ; c'est, je crois, pour cette raison qu'on le
nommait Candide. Les anciens domestiques de la maison
soupçonnaient qu'il était fils de la soeur de monsieur le
baron et d'un bon et honnête gentilhomme du voisinage, que cette
demoiselle ne voulut jamais épouser parce qu'il n'avait pu
prouver que soixante et onze quartiers, et que le reste de son arbre
généalogique avait été perdu par l'injure
du temps.
Monsieur le baron était un des plus puissants seigneurs de la
Westphalie, car son château avait une porte et des
fenêtres. Sa grande salle même était ornée
d'une tapisserie. Tous les chiens de ses basses-cours composaient une
meute dans le besoin ; ses palefreniers étaient ses piqueurs ;
le vicaire du village était son grand aumônier. Ils
l'appelaient tous monseigneur, et ils riaient quand il faisait des
contes.
Madame la baronne, qui pesait environ trois cent cinquante livres,
s'attirait par là une très grande considération,
et faisait les honneurs de la maison avec une dignité qui la
rendait encore plus respectable. Sa fille Cunégonde,
âgée de dix-sept ans, était haute en couleur,
fraîche, grasse, appétissante. Le fils du baron paraissait
en tout digne de son père. Le précepteur Pangloss
était l'oracle de la maison, et le petit Candide écoutait
ses leçons avec toute la bonne foi de son âge et de son
caractère.
Pangloss enseignait la
métaphysico-théologo-cosmolonigologie. Il prouvait
admirablement qu'il n'y a point d'effet sans cause, et que, dans ce
meilleur des mondes possibles, le château de monseigneur le baron
était le plus beau des châteaux et madame la meilleure des
baronnes possibles.
« Il est démontré, disait-il, que les choses ne
peuvent être autrement : car, tout étant fait pour une
fin, tout est nécessairement pour la meilleure fin. Remarquez
bien que les nez ont été faits pour porter des lunettes,
aussi avons-nous des lunettes. Les jambes sont visiblement
instituées pour être chaussées, et nous avons des
chausses. Les pierres ont été formées pour
être taillées, et pour en faire des châteaux, aussi
monseigneur a un très beau château ; le plus grand baron
de la province doit être le mieux logé ; et, les cochons
étant faits pour être mangés, nous mangeons du porc
toute l'année : par conséquent, ceux qui ont
avancé que tout est bien ont dit une sottise ; il fallait dire
que tout est au mieux. »
Candide écoutait attentivement, et croyait innocemment ; car il
trouvait Mlle Cunégonde extrêmement belle, quoiqu'il ne
prît jamais la hardiesse de le lui dire. Il concluait
qu'après le bonheur d'être né baron de
Thunder-ten-tronckh, le second degré de bonheur était
d'être Mlle Cunégonde ; le troisième, de la voir
tous les jours ; et le quatrième, d'entendre maître
Pangloss, le plus grand philosophe de la province, et par
conséquent de toute la terre.
Un jour, Cunégonde, en se promenant auprès du
château, dans le petit bois qu'on appelait parc, vit entre des
broussailles le docteur Pangloss qui donnait une leçon de
physique expérimentale à la femme de chambre de sa
mère, petite brune très jolie et très docile.
Comme Mlle Cunégonde avait beaucoup de dispositions pour les
sciences, elle observa, sans souffler, les expériences
réitérées dont elle fut témoin ; elle vit
clairement la raison suffisante du docteur, les effets et les causes,
et s'en retourna tout agitée, toute pensive, toute remplie du
désir d'être savante, songeant qu'elle pourrait bien
être la raison suffisante du jeune Candide, qui pouvait aussi
être la sienne.
Elle rencontra Candide en revenant au château, et rougit ;
Candide rougit aussi ; elle lui dit bonjour d'une voix
entrecoupée, et Candide lui parla sans savoir ce qu'il disait.
Le lendemain après le dîner, comme on sortait de table,
Cunégonde et Candide se trouvèrent derrière un
paravent ; Cunégonde laissa tomber son mouchoir, Candide le
ramassa, elle lui prit innocemment la main, le jeune homme baisa
innocemment la main de la jeune demoiselle avec une vivacité,
une sensibilité, une grâce toute particulière ;
leurs bouches se rencontrèrent, leurs yeux
s'enflammèrent, leurs genoux tremblèrent, leurs mains
s'égarèrent. M. le baron de Thunder-ten-tronckh passa
auprès du paravent, et voyant cette cause et cet effet, chassa
Candide du château à grands coups de pied dans le
derrière ; Cunégonde s'évanouit ; elle fut
souffletée par madame la baronne dès qu'elle fut revenue
à elle-même ; et tout fut consterné dans le plus
beau et le plus agréable des châteaux possibles.
CHAPITRE SECOND
---------------------
CE QUE DEVINT CANDIDE
PARMI LES BULGARES
Candide, chassé du paradis terrestre, marcha longtemps sans
savoir où, pleurant, levant les yeux au ciel, les tournant
souvent vers le plus beau des châteaux qui renfermait la plus
belle des baronnettes ; il se coucha sans souper au milieu des champs
entre deux sillons ; la neige tombait à gros flocons. Candide,
tout transi, se traîna le lendemain vers la ville voisine, qui
s'appelle Valdberghoff-trarbk-dikdorff, n'ayant point d'argent, mourant
de faim et de lassitude. Il s'arrêta tristement à la porte
d'un cabaret. Deux hommes habillés de bleu le
remarquèrent : « Camarade, dit l'un, voilà un jeune
homme très bien fait, et qui a la taille requise. » Ils
s'avancèrent vers Candide et le prièrent à
dîner très civilement. « Messieurs, leur dit Candide
avec une modestie charmante, vous me faites beaucoup d'honneur, mais je
n'ai pas de quoi payer mon écot. -- Ah ! monsieur, lui dit un
des bleus, les personnes de votre figure et de votre mérite ne
payent jamais rien : n'avez-vous pas cinq pieds cinq pouces de haut ?
-- Oui, messieurs, c'est ma taille, dit-il en faisant la
révérence. -- Ah ! monsieur, mettez-vous à table ;
non seulement nous vous défrayerons, mais nous ne souffrirons
jamais qu'un homme comme vous manque d'argent ; les hommes ne sont
faits que pour se secourir les uns les autres. -- Vous avez raison, dit
Candide : c'est ce que M. Pangloss m'a toujours dit, et je vois bien
que tout est au mieux. » On le prie d'accepter quelques
écus, il les prend et veut faire son billet ; on n'en veut
point, on se met à table : « N'aimez-vous pas tendrement
?... -- Oh ! oui, répondit-il, j'aime tendrement Mlle
Cunégonde. -- Non, dit l'un de ces messieurs, nous vous
demandons si vous n'aimez pas tendrement le roi des Bulgares. -- Point
du tout, dit-il, car je ne l'ai jamais vu. -- Comment ! c'est le plus
charmant des rois, et il faut boire à sa santé. -- Oh !
très volontiers, messieurs » ; et il boit. « C'en
est assez, lui dit-on, vous voilà l'appui, le soutien, le
défenseur, le héros des Bulgares ; votre fortune est
faite, et votre gloire est assurée. » On lui met
sur-le-champ les fers aux pieds, et on le mène au
régiment. On le fait tourner à droite, à gauche,
hausser la baguette, remettre la baguette, coucher en joue, tirer,
doubler le pas, et on lui donne trente coups de bâton ; le
lendemain il fait l'exercice un peu moins mal, et il ne reçoit
que vingt coups ; le surlendemain on ne lui en donne que dix, et il est
regardé par ses camarades comme un prodige.
Candide, tout stupéfait, ne démêlait pas encore
trop bien comment il était un héros. Il s'avisa un beau
jour de printemps de s'aller promener, marchant tout droit devant lui,
croyant que c'était un privilège de l'espèce
humaine, comme de l'espèce animale, de se servir de ses jambes
à son plaisir. Il n'eut pas fait deux lieues que voilà
quatre autres héros de six pieds qui l'atteignent, qui le lient,
qui le mènent dans un cachot. On lui demanda juridiquement ce
qu'il aimait le mieux d'être fustigé trente-six fois par
tout le régiment, ou de recevoir à la fois douze balles
de plomb dans la cervelle. Il eut beau dire que les volontés
sont libres ; et qu'il ne voulait ni l'un ni l'autre, il fallut faire
un choix ; il se détermina, en vertu du don de Dieu qu'on nomme
liberté, à passer trente-six fois par les baguettes ; il
essuya deux promenades. Le régiment était composé
de deux mille hommes ; cela lui composa quatre mille coups de baguette,
qui, depuis la nuque du cou jusqu'au cul, lui découvrirent les
muscles et les nerfs. Comme on allait procéder à la
troisième course, Candide, n'en pouvant plus, demanda en
grâce qu'on voulût bien avoir la bonté de lui casser
la tête ; il obtint cette faveur ; on lui bande les yeux, on le
fait mettre à genoux. Le roi des Bulgares passe dans ce moment,
s'informe du crime du patient ; et comme ce roi avait un grand
génie, il comprit, par tout ce qu'il apprit de Candide, que
c'était un jeune métaphysicien, fort ignorant des choses
de ce monde, et il lui accorda sa grâce avec une clémence
qui sera louée dans tous les journaux et dans tous les
siècles. Un brave chirurgien guérit Candide en trois
semaines avec les émollients enseignés par Dioscoride, Il
avait déjà un peu de peau et pouvait marcher, quand le
roi des Bulgares livra bataille au roi des Abares.
CHAPITRE TROISIÈME
-------------------------
COMMENT CANDIDE SE SAUVA
D'ENTRE LES BULGARES,
ET CE QU'IL DEVINT
Rien n'était si beau, si leste, si brillant, si bien
ordonné que les deux armées. Les trompettes, les fifres,
les hautbois, les tambours, les canons, formaient une harmonie telle
qu'il n'y en eut jamais en enfer. Les canons renversèrent
d'abord à peu près six mille hommes de chaque
côté ; ensuite la mousqueterie ôta du meilleur des
mondes environ neuf à dix mille coquins qui en infectaient la
surface. La baïonnette fut aussi la raison suffisante de la mort
de quelques milliers d'hommes. Le tout pouvait bien se monter à
une trentaine de mille âmes. Candide, qui tremblait comme un
philosophe, se cacha du mieux qu'il put pendant cette boucherie
héroïque.
Enfin, tandis que les deux rois faisaient chanter des Te Deum chacun
dans son camp, il prit le parti d'aller raisonner ailleurs des effets
et des causes. Il passa par-dessus des tas de morts et de mourants, et
gagna d'abord un village voisin ; il était en cendres :
c'était un village abare que les Bulgares avaient
brûlé, selon les lois du droit public. Ici des vieillards
criblés de coups regardaient mourir leurs femmes
égorgées, qui tenaient leurs enfants à leurs
mamelles sanglantes ; là des filles éventrées
après avoir assouvi les besoins naturels de quelques
héros rendaient les derniers soupirs ; d'autres, à demi
brûlées, criaient qu'on achevât de leur donner la
mort. Des cervelles étaient répandues sur la terre
à côté de bras et de jambes coupés.
Candide s'enfuit au plus vite dans un autre village : il appartenait
à des Bulgares, et des héros abares l'avaient
traité de même. Candide, toujours marchant sur des membres
palpitants ou à travers des ruines, arriva enfin hors du
théâtre de la guerre, portant quelques petites provisions
dans son bissac, et n'oubliant jamais Mlle Cunégonde. Ses
provisions lui manquèrent quand il fut en Hollande ; mais ayant
entendu dire que tout le monde était riche dans ce
pays-là, et qu'on y était chrétien, il ne douta
pas qu'on ne le traitât aussi bien qu'il l'avait
été dans le château de monsieur le baron avant
qu'il en eût été chassé pour les beaux yeux
de Mlle Cunégonde.
Il demanda l'aumône à plusieurs graves personnages, qui
lui répondirent tous que, s'il continuait à faire ce
métier, on l'enfermerait dans une maison de correction pour lui
apprendre à vivre.
Il s'adressa ensuite à un homme qui venait de parler tout seul
une heure de suite sur la charité dans une grande
assemblée. Cet orateur, le regardant de travers, lui dit :
« Que venez-vous faire ici ? y êtes-vous pour la bonne
cause ? -- Il n'y a point d'effet sans cause, répondit
modestement Candide, tout est enchaîné
nécessairement et arrangé pour le mieux. Il a fallu que
je fusse chassé d'auprès de Mlle Cunégonde, que
j'aie passé par les baguettes, et il faut que je demande mon
pain jusqu'à ce que je puisse en gagner ; tout cela ne pouvait
être autrement. -- Mon ami, lui dit l'orateur, croyez-vous que le
pape soit l'Antéchrist ? -- Je ne l'avais pas encore entendu
dire, répondit Candide ; mais qu'il le soit ou qu'il ne le soit
pas, je manque de pain.
-- Tu ne mérites pas d'en manger, dit l'autre ; va, coquin, va,
misérable, ne m'approche de ta vie. » La femme de
l'orateur, ayant mis la tête à la fenêtre et avisant
un homme qui doutait que le pape fût antéchrist, lui
répandit sur le chef un plein... O ciel ! à quel
excès se porte le zèle de la religion dans les dames !
Un homme qui n'avait point été baptisé, un bon
anabaptiste, nommé Jacques, vit la manière cruelle et
ignominieuse dont on traitait ainsi un de ses frères, un
être à deux pieds sans plumes, qui avait une âme ;
il l'amena chez lui, le nettoya, lui donna du pain et de la
bière, lui fit présent de deux florins, et voulut
même lui apprendre à travailler dans ses manufactures aux
étoffes de Perse qu'on fabrique en Hollande. Candide, se
prosternant presque devant lui, s'écriait : « Maître
Pangloss me l'avait bien dit que tout est au mieux dans ce monde, car
je suis infiniment plus touché de votre extrême
générosité que de la dureté de ce monsieur
à manteau noir et de madame son épouse. »
Le lendemain, en se promenant, il rencontra un gueux tout couvert de
pustules, les yeux morts, le bout du nez rongé, la bouche de
travers, les dents noires, et parlant de la gorge, tourmenté
d'une toux violente et crachant une dent à chaque effort.
CHAPITRE QUATRIÈME
----------------------------------
COMMENT CANDIDE RENCONTRA
SON ANCIEN MAÎTRE DE PHILOSOPHIE,
LE DOCTEUR PANGLOSS,
ET CE QUI EN ADVINT
Candide, plus ému encore de compassion que d'horreur, donna
à cet épouvantable gueux les deux florins qu'il avait
reçus de son honnête anabaptiste Jacques. Le fantôme
le regarda fixement, versa des larmes, et sauta à son cou.
Candide, effrayé, recule. « Hélas ! dit le
misérable à l'autre misérable, ne
reconnaissez-vous plus votre cher Pangloss ? -- Qu'entends-je ? Vous,
mon cher maître ! vous, dans cet état horrible ! Quel
malheur vous est-il donc arrivé ? Pourquoi n'êtes-vous
plus dans le plus beau des châteaux ? Qu'est devenue Mlle
Cunégonde, la perle des filles, le chef d'oeuvre de la nature ?
-- Je n'en peux plus », dit Pangloss. Aussitôt Candide le
mena dans l'étable de l'anabaptiste, où il lui fit manger
un peu de pain ; et quand Pangloss fut refait : « Eh bien ! lui
dit-il, Cunégonde ? -- Elle est morte », reprit l'autre.
Candide s'évanouit à ce mot ; son ami rappela ses sens
avec un peu de mauvais vinaigre qui se trouva par hasard dans
l'étable. Candide rouvre les yeux. « Cunégonde est
morte ! Ah ! meilleur des mondes, où êtes-vous ? Mais de
quelle maladie est-elle morte ? ne serait-ce point de m'avoir vu
chasser du beau château de monsieur son père à
grands coups de pied ? -- Non, dit Pangloss ; elle a été
éventrée par des soldats bulgares, après avoir
été violée autant qu'on peut l'être ; ils
ont cassé la tête à monsieur le baron qui voulait
la défendre ; madame la baronne a été
coupée en morceaux ; mon pauvre pupille, traité
précisément comme sa soeur ; et quant au château,
il n'est pas resté pierre sur pierre, pas une grange, pas un
mouton, pas un canard, pas un arbre ; mais nous avons été
bien vengés, car les Abares en ont fait autant dans une baronnie
voisine qui appartenait à un seigneur bulgare. »
A ce discours, Candide s'évanouit encore ; mais revenu à
soi, et ayant dit tout ce qu'il devait dire, il s'enquit de la cause et
de l'effet, et de la raison suffisante qui avait mis Pangloss dans un
si piteux état. « Hélas ! dit l'autre, c'est
l'amour ; l'amour, le consolateur du genre humain, le conservateur de
l'univers, l'âme de tous les êtres sensibles, le tendre
amour. -- Hélas ! dit Candide, je l'ai connu, cet amour, ce
souverain des coeurs, cette âme de notre âme ; il ne m'a
jamais valu qu'un baiser et vingt coups de pied au cul. Comment cette
belle cause a-t-elle pu produire en vous un effet si abominable ?
»
Pangloss répondit en ces termes : « O mon cher Candide !
vous avez connu Paquette, cette jolie suivante de notre auguste baronne
; j'ai goûté dans ses bras les délices du paradis,
qui ont produit ces tourments d'enfer dont vous me voyez
dévoré ; elle en était infectée, elle en
est peut-être morte. Paquette tenait ce présent d'un
cordelier très savant, qui avait remonté à la
source ; car il l'avait eue d'une vieille comtesse, qui l'avait
reçue d'un capitaine de cavalerie, qui la devait à une
marquise, qui la tenait d'un page, qui l'avait reçue d'un
jésuite, qui, étant novice, l'avait eue en droite ligne
d'un des compagnons de Christophe Colomb. Pour moi, je ne la donnerai
à personne, car je me meurs.
-- Ô Pangloss ! s'écria Candide, voilà une
étrange généalogie ! n'est-ce pas le diable qui en
fut la souche ? -- Point du tout, répliqua ce grand homme ;
c'était une chose indispensable dans le meilleur des mondes, un
ingrédient nécessaire ; car si Colomb n'avait pas
attrapé, dans une île de l'Amérique, cette maladie
qui empoisonne la source de la génération, qui souvent
même empêche la génération, et qui est
évidemment l'opposé du grand but de la nature, nous
n'aurions ni le chocolat ni la cochenille ; il faut encore observer que
jusqu'aujourdh'ui, dans notre continent, cette maladie nous est
particulière, comme la controverse. Les Turcs, les Indiens, les
Persans, les Chinois, les Siamois, les Japonais, ne la connaissent pas
encore ; mais il y a une raison suffisante pour qu'ils la connaissent
à leur tour dans quelques siècles. En attendant, elle a
fait un merveilleux progrès parmi nous, et surtout dans ces
grandes armées composées d'honnêtes stipendiaires,
bien élevés, qui décident du destin des
États ; on peut assurer que, quand trente mille hommes
combattent en bataille rangée contre des troupes égales
en nombre, il y a environ vingt mille vérolés de chaque
côté.
-- Voilà qui est admirable, dit Candide, mais il faut vous faire
guérir. -- Et comment le puis- je ? dit Pangloss ; je n'ai pas
le sou, mon ami ; et dans toute l'étendue de ce globe, on ne
peut ni se faire saigner ni prendre un lavement sans payer, ou sans
qu'il y ait quelqu'un qui paye pour nous. »
Ce dernier discours détermina Candide ; il alla se jeter aux
pieds de son charitable anabaptiste Jacques, et lui fit une peinture si
touchante de l'état où son ami était réduit
que le bonhomme n'hésita pas à recueillir le docteur
Pangloss ; il le fit guérir à ses dépens.
Pangloss, dans la cure, ne perdit qu'un oeil et une oreille. Il
écrivait bien et savait parfaitement l'arithmétique.
L'anabaptiste Jacques en fit son teneur de livres. Au bout de deux
mois, étant obligé d'aller à Lisbonne pour les
affaires de son commerce, il mena dans son vaisseau ses deux
philosophes. Pangloss lui expliqua comment tout était on ne peut
mieux. Jacques n'était pas de cet avis. « Il faut bien,
disait-il, que les hommes aient un peu corrompu la nature, car ils ne
sont point nés loups, et ils sont devenus loups. Dieu ne leur a
donné ni canon de vingt-quatre ni baïonnettes, et ils se
sont fait des baïonnettes et des canons pour se détruire.
Je pourrais mettre en ligne de compte les banqueroutes, et la justice
qui s'empare des biens des banqueroutiers pour en frustrer les
créanciers. -- Tout cela était indispensable,
répliquait le docteur borgne, et les malheurs particuliers font
le bien général, de sorte que plus il y a de malheurs
particuliers, et plus tout est bien. » Tandis qu'il raisonnait,
l'air s'obscurcit, les vents soufflèrent des quatre coins du
monde et le vaisseau fut assailli de la plus horrible tempête
à la vue du port de Lisbonne.
CHAPITRE CINQUIÈME
--------------------------------
TEMPÊTE, NAUFRAGE, TREMBLEMENT
DE TERRE, ET CE QUI ADVINT
DU DOCTEUR PANGLOSS, DE CANDIDE
ET DE L'ANABAPTISTE JACQUES
La moitié des passagers, affaiblis, expirants de ces angoisses
inconcevables que le roulis d'un vaisseau porte dans les nerfs et dans
toutes les humeurs du corps agitées en sens contraire, n'avait
pas même la force de s'inquiéter du danger. L'autre
moitié jetait des cris et faisait des prières ; les
voiles étaient déchirées, les mâts
brisés, le vaisseau entrouvert. Travaillait qui pouvait,
personne ne s'entendait, personne ne commandait. L'anabaptiste aidait
un peu à la manoeuvre ; il était sur le tillac ; un
matelot furieux le frappe rudement et l'étend sur les planches ;
mais du coup qu'il lui donna il eut lui-même une si violente
secousse qu'il tomba hors du vaisseau la tête la première.
Il restait suspendu et accroché à une partie de mât
rompue. Le bon Jacques court à son secours, l'aide à
remonter, et de l'effort qu'il fit il est précipité dans
la mer à la vue du matelot, qui le laissa périr, sans
daigner seulement le regarder. Candide approche, voit son bienfaiteur
qui reparaît un moment et qui est englouti pour jamais. Il veut
se jeter après lui dans la mer ; le philosophe Pangloss l'en
empêche, en lui prouvant que la rade de Lisbonne avait
été formée exprès pour que cet anabaptiste
s'y noyât. Tandis qu'il le prouvait a priori, le vaisseau
s'entrouvre, tout périt à la réserve de Pangloss,
de Candide, et de ce brutal de matelot qui avait noyé le
vertueux anabaptiste ; le coquin nagea heureusement jusqu'au rivage
où Pangloss et Candide furent portés sur une planche.
Quand ils furent revenus un peu à eux, ils marchèrent
vers Lisbonne ; il leur restait quelque argent, avec lequel ils
espéraient se sauver de la faim après avoir
échappé à la tempête.
À peine ont-ils mis le pied dans la ville en pleurant la mort de
leur bienfaiteur, qu'ils sentent la terre trembler sous leurs pas ; la
mer s'élève en bouillonnant dans le port, et brise les
vaisseaux qui sont à l'ancre. Des tourbillons de flammes et de
cendres couvrent les rues et les places publiques ; les maisons
s'écroulent, les toits sont renversés sur les fondements,
et les fondements se dispersent ; trente mille habitants de tout
âge et de tout sexe sont écrasés sous des ruines,
Le matelot disait en sifflant et en jurant : « Il y aura quelque
chose à gagner ici. -- Quelle peut être la raison
suffisante de ce phénomène ? disait Pangloss. -- Voici le
dernier jour du monde ! » s'écriait Candide. Le matelot
court incontinent au milieu des débris, affronte la mort pour
trouver de l'argent, en trouve, s'en empare, s'enivre, et, ayant
cuvé son vin, achète les faveurs de la première
fille de bonne volonté qu'il rencontre sur les ruines des
maisons détruites et au milieu des mourants et des morts.
Pangloss le tirait cependant par la manche. « Mon ami, lui
disait-il, cela n'est pas bien, vous manquez à la raison
universelle, vous prenez mal votre temps. -- Tête et sang !
répondit l'autre, je suis matelot et né à Batavia
; j'ai marché quatre fois sur le crucifix dans quatre voyages au
Japon ; tu as bien trouvé ton homme avec ta raison universelle !
»
Quelques éclats de pierre avaient blessé Candide ; il
était étendu dans la rue et couvert de débris. Il
disait à Pangloss : « Hélas ! procure-moi un peu de
vin et d'huile ; je me meurs. -- Ce tremblement de terre n'est pas une
chose nouvelle, répondit Pangloss ; la ville de Lima
éprouva les mêmes secousses en Amérique
l'année passée ; même causes, même effets :
il y a certainement une traînée de soufre sous terre
depuis Lima jusqu'à Lisbonne. -- Rien n'est plus probable, dit
Candide ; mais, pour Dieu, un peu d'huile et de vin. -- Comment,
probable ? répliqua le philosophe ; je soutiens que la chose est
démontrée. » Candide perdit connaissance, et
Pangloss lui apporta un peu d'eau d'une fontaine voisine.
Le lendemain, ayant trouvé quelques provisions de bouche en se
glissant à travers des décombres, ils
réparèrent un peu leurs forces. Ensuite, ils
travaillèrent comme les autres à soulager les habitants
échappés à la mort. Quelques citoyens secourus par
eux leur donnèrent un aussi bon dîner qu'on le pouvait
dans un tel désastre. Il est vrai que le repas était
triste ; les convives arrosaient leur pain de leurs larmes ; mais
Pangloss les consola en les assurant que les choses ne pouvaient
être autrement : « Car, dit-il, tout ceci est ce qu'il y a
de mieux. Car, s'il y a un volcan à Lisbonne, il ne pouvait
être ailleurs. Car il est impossible que les choses ne soient pas
où elles sont. Car tout est bien. »
Un petit homme noir, familier de l'Inquisition, lequel était
à côté de lui, prit poliment la parole et dit :
« Apparemment que monsieur ne croit pas au péché
originel ; car, si tout est au mieux, il n'y a donc eu ni chute ni
punition.
-- Je demande très humblement pardon à Votre Excellence,
répondit Pangloss encore plus poliment, car la chute de l'homme
et la malédiction entraient nécessairement dans le
meilleur des mondes possibles. -- Monsieur ne croit donc pas à
la liberté ? dit le familier. -- Votre Excellence m'excusera,
dit Pangloss ; la liberté peut subsister avec la
nécessité absolue ; car il était nécessaire
que nous fussions libres ; car enfin la volonté
déterminée... » Pangloss était au milieu de
sa phrase, quand le familier fit un signe de tête à son
estafier qui lui servait à boire du vin de Porto, ou d'Oporto.
CHAPITRE SIXIÈME
--------------------------------
COMMENT ON FIT UN BEL AUTO-DA-FÉ
POUR EMPÊCHER LES TREMBLEMENTS
DE TERRE, ET COMMENT
CANDIDE FUT FESSÉ
Après le tremblement de terre qui avait détruit les trois
quarts de Lisbonne, les sages du pays n'avaient pas trouvé un
moyen plus efficace pour prévenir une ruine totale que de donner
au peuple un bel auto-da-fé ; il était
décidé par l'université de Coïmbre que le
spectacle de quelques personnes brûlées à petit
feu, en grande cérémonie, est un secret infaillible pour
empêcher la terre de trembler.
On avait en conséquence saisi un Biscayen convaincu d'avoir
épousé sa commère, et deux Portugais qui en
mangeant un poulet en avaient arraché le lard : on vint lier
après le dîner le docteur Pangloss et son disciple
Candide, l'un pour avoir parlé, et l'autre pour avoir
écouté avec un air d'approbation : tous deux furent
menés séparément dans des appartements d'une
extrême fraîcheur, dans lesquels on n'était jamais
incommodé du soleil ; huit jours après ils furent tous
deux revêtus d'un san-benito, et on orna leurs têtes de
mitres de papier : la mitre et le san-benito de Candide étaient
peints de flammes renversées et de diables qui n'avaient ni
queues ni griffes ; mais les diables de Pangloss portaient griffes et
queues, et les flammes étaient droites. Ils marchèrent en
procession ainsi vêtus, et entendirent un sermon très
pathétique, suivi d'une belle musique en faux-bourdon. Candide
fut fessé en cadence, pendant qu'on chantait ; le Biscayen et
les deux hommes qui n'avaient point voulu manger de lard furent
brûlés, et Pangloss fut pendu, quoique ce ne soit pas la
coutume. Le même jour la terre trembla de nouveau avec un fracas
épouvantable.
Candide, épouvanté, interdit, éperdu, tout
sanglant, tout palpitant, se disait à lui-même : «
Si c'est ici le meilleur des mondes possibles, que sont donc les autres
? Passe encore si je n'étais que fessé, je l'ai
été chez les Bulgares. Mais, ô mon cher Pangloss !
le plus grand des philosophes, faut-il vous avoir vu pendre sans que je
sache pourquoi ! Ô mon cher anabaptiste, le meilleur des hommes,
faut-il que vous ayez été noyé dans le port !
Ô Mlle Cunégonde ! la perle des filles, faut-il qu'on vous
ait fendu le ventre ! »
Il s'en retournait, se soutenant à peine, prêché,
fessé, absous et béni, lorsqu'une vieille l'aborda et lui
dit :
« Mon fils, prenez courage, suivez-moi. »
CHAPITRE SEPTIÈME
------------------------------
COMMENT UNE VIEILLE PRIT SOIN
DE CANDIDE, ET COMMENT
IL RETROUVA CE QU'IL AIMAIT
Candide ne prit point courage, mais il suivit la vieille dans une
masure ; elle lui donna un pot de pommade pour se frotter, lui laissa
à manger et à boire ; elle lui montra un petit lit assez
propre ; il y avait auprès du lit un habit complet. «
Mangez, buvez, dormez, lui dit- elle, et que Notre-Dame d'Atocha, Mgr
saint Antoine de Padoue et Mgr saint Jacques de Compostelle prennent
soin de vous : je reviendrai demain. » Candide, toujours
étonné de tout ce qu'il avait vu, de tout ce qu'il avait
souffert, et encore plus de la charité de la vieille, voulut lui
baiser la main. « Ce n'est pas ma main qu'il faut baiser, dit la
vieille ; je reviendrai demain. Frottez-vous de pommade, mangez et
dormez. »
Candide, malgré tant de malheurs, mangea et dormit. Le lendemain
la vieille lui apporte à déjeuner, visite son dos, le
frotte elle-même d'une autre pommade ; elle lui apporte ensuite
à dîner ; elle revient sur le soir, et apporte à
souper. Le surlendemain elle fit encore les mêmes
cérémonies. « Qui êtes-vous ? lui disait
toujours Candide ; qui vous a inspiré tant de bonté ?
quelles grâces puis-je vous rendre ? » La bonne femme ne
répondait jamais rien ; elle revint sur le soir et n'apporta
point à souper. « Venez avec moi, dit-elle, et ne dites
mot. » Elle le prend sous le bras, et marche avec lui dans la
campagne environ un quart de mille : ils arrivent à une maison
isolée, entourée de jardins et de canaux. La vieille
frappe à une petite porte. On ouvre ; elle mène Candide,
par un escalier dérobé, dans un cabinet doré, le
laisse sur un canapé de brocart, referme la porte, et s'en va.
Candide croyait rêver, et regardait toute sa vie comme un songe
funeste, et le moment présent comme un songe agréable.
La vieille reparut bientôt ; elle soutenait avec peine une femme
tremblante, d'une taille majestueuse, brillante de pierreries et
couverte d'un voile. « Ôtez ce voile », dit la
vieille à Candide. Le jeune homme approche ; il lève le
voile d'une main timide. Quel moment ! quelle surprise ! il croit voir
Mlle Cunégonde ; il la voyait en effet, c'était
elle-même. La force lui manque, il ne peut proférer une
parole, il tombe à ses pieds. Cunégonde tombe sur le
canapé. La vieille les accable d'eaux spiritueuses ; ils
reprennent leurs sens, ils se parlent : ce sont d'abord des mots
entrecoupés, des demandes et des réponses qui se
croisent, des soupirs, des larmes, des cris. La vieille leur recommande
de faire moins de bruit, et les laisse en liberté. « Quoi
! c'est vous, lui dit Candide, vous vivez ! Je vous retrouve en
Portugal ! On ne vous a donc pas violée ? On ne vous a point
fendu le ventre, comme le philosophe Pangloss me l'avait assuré
? -- Si fait, dit la belle Cunégonde ; mais on ne meurt pas
toujours de ces deux accidents. -- Mais votre père et votre
mère ont-ils été tués ? -- Il n'est que
trop vrai, dit Cunégonde en pleurant. -- Et votre frère ?
-- Mon frère a été tué aussi. -- Et
pourquoi êtes-vous en Portugal ? et comment avez-vous su que j'y
étais ? et par quelle étrange aventure m'avez-vous fait
conduire dans cette maison ? -- Je vous dirai tout cela,
répliqua la dame ; mais il faut auparavant que vous m'appreniez
tout ce qui vous est arrivé depuis le baiser innocent que vous
me donnâtes et les coups de pied que vous reçûtes.
»
Candide lui obéit avec un profond respect ; et quoiqu'il
fût interdit, quoique sa voix fût faible et tremblante,
quoique l'échine lui fît encore un peu mal, il lui raconta
de la manière la plus naïve tout ce qu'il avait
éprouvé depuis le moment de leur séparation.
Cunégonde levait les yeux au ciel ; elle donna des larmes
à la mort du bon anabaptiste et de Pangloss ; après quoi
elle parla en ces termes à Candide, qui ne perdait pas une
parole, et qui la dévorait des yeux.
CHAPITRE HUITIÈME
---------------------
HISTOIRE DE CUNÉGONDE
« J'étais dans mon lit et je dormais profondément,
quand il plut au ciel d'envoyer les Bulgares dans notre beau
château de Thunder-ten-tronckh ; ils égorgèrent mon
père et mon frère, et coupèrent ma mère par
morceaux. Un grand Bulgare, haut de six pieds, voyant qu'à ce
spectacle j'avais perdu connaissance, se mit à me violer ; cela
me fit revenir, je repris mes sens, je criai, je me débattis, je
mordis, j'égratignai, je voulais arracher les yeux à ce
grand Bulgare, ne sachant pas que tout ce qui arrivait dans le
château de mon père était une chose d'usage : le
brutal me donna un coup de couteau dans le flanc gauche dont je porte
encore la marque. -- Hélas ! j'espère bien la voir, dit
le naïf Candide. -- Vous la verrez, dit Cunégonde ; mais
continuons. -- Continuez », dit Candide.
Elle reprit ainsi le fil de son histoire : « Un capitaine bulgare
entra, il me vit toute sanglante, et le soldat ne se dérangeait
pas. Le capitaine se mit en colère du peu de respect que lui
témoignait ce brutal, et le tua sur mon corps. Ensuite il me fit
panser, et m'emmena prisonnière de guerre dans son quartier. Je
blanchissais le peu de chemises qu'il avait, je faisais sa cuisine ; il
me trouvait fort jolie, il faut l'avouer ; et je ne nierai pas qu'il ne
fût très bien fait, et qu'il n'eût la peau blanche
et douce ; d'ailleurs peu d'esprit, peu de philosophie : on voyait bien
qu'il n'avait pas été élevé par le docteur
Pangloss. Au bout de trois mois, ayant perdu tout son argent et
s'étant dégoûté de moi, il me vendit
à un Juif nommé don Issacar, qui trafiquait en Hollande
et en Portugal, et qui aimait passionnément les femmes. Ce Juif
s'attacha beaucoup à ma personne, mais il ne pouvait en
triompher ; je lui ai mieux résisté qu'au soldat bulgare.
Une personne d'honneur peut être violée une fois, mais sa
vertu s'en affermit. Le Juif, pour m'apprivoiser, me mena dans cette
maison de campagne que vous voyez. J'avais cru jusque-là qu'il
n'y avait rien sur la terre de si beau que le château de
Thunder-ten-tronckh ; j'ai été détrompée.
« Le grand inquisiteur m'aperçut un jour à la
messe, il me lorgna beaucoup, et me fit dire qu'il avait à me
parler pour des affaires secrètes. Je fus conduite à son
palais ; je lui appris ma naissance ; il me représenta combien
il était au-dessous de mon rang d'appartenir à un
Israélite. On proposa de sa part à don Issacar de me
céder à monseigneur. Don Issacar, qui est le banquier de
la cour et homme de crédit, n'en voulut rien faire.
L'inquisiteur le menaça d'un auto-da-fé. Enfin mon Juif,
intimidé, conclut un marché, par lequel la maison et moi
leur appartiendraient à tous deux en commun : que le Juif aurait
pour lui les lundis, mercredis et le jour du sabbat, et que
l'inquisiteur aurait les autres jours de la semaine. Il y a six mois
que cette convention subsiste. Ce n'a pas été sans
querelles ; car souvent il a été indécis si la
nuit du samedi au dimanche appartenait à l'ancienne loi ou
à la nouvelle. Pour moi, j'ai résisté
jusqu'à présent à toutes les deux, et je crois que
c'est pour cette raison que j'ai toujours été
aimée.
« Enfin, pour détourner le fléau des tremblements
de terre, et pour intimider don Issacar, il plut à monseigneur
l'inquisiteur de célébrer un auto-da-fé. Il me fit
l'honneur de m'y inviter. Je fus très bien placée ; on
servit aux dames des rafraîchissements entre la messe et
l'exécution. Je fus, à la vérité, saisie
d'horreur en voyant brûler ces deux Juifs et cet honnête
Biscayen qui avait épousé sa commère ; mais quelle
fut ma surprise, mon effroi, mon trouble, quand je vis, dans un
san-benito et sous une mitre, une figure qui ressemblait à celle
de Pangloss ! Je me frottai les yeux, je regardai attentivement, je le
vis pendre ; je tombai en faiblesse. À peine reprenais-je mes
sens que je vous vis dépouillé tout nu : ce fut là
le comble de l'horreur, de la consternation, de la douleur, du
désespoir. Je vous dirai, avec vérité, que votre
peau est encore plus blanche et d'un incarnat plus parfait que celle de
mon capitaine des Bulgares. Cette vue redoubla tous les sentiments qui
m'accablaient, qui me dévoraient. Je m'écriai, je voulus
dire : " Arrêtez, barbares ! " mais la voix me manqua, et mes
cris auraient été inutiles. Quand vous eûtes
été bien fessé : « Comment se peut-il faire,
disais-je, que l'aimable Candide et le sage Pangloss se trouvent
à Lisbonne, l'un pour recevoir cent coups de fouet, et l'autre
pour être pendu par l'ordre de monseigneur l'inquisiteur dont je
suis la bien-aimée ? Pangloss m'a donc bien cruellement
trompée quand il me disait que tout va le mieux du monde.
»
« Agitée, éperdue, tantôt hors de
moi-même, et tantôt prête de mourir de faiblesse,
j'avais la tête remplie du massacre de mon père, de ma
mère, de mon frère, de l'insolence de mon vilain soldat
bulgare, du coup de couteau qu'il me donna, de ma servitude, de mon
métier de cuisinière, de mon capitaine bulgare, de mon
vilain don Issacar, de mon abominable inquisiteur, de la pendaison du
docteur Pangloss, de ce grand miserere en faux-bourdon pendant lequel
on vous fessait, et surtout du baiser que je vous avais donné
derrière un paravent, le jour que je vous avais vu pour la
dernière fois. Je louai Dieu qui vous ramenait à moi par
tant d'épreuves. Je recommandai à ma vieille d'avoir soin
de vous, et de vous amener ici dès qu'elle le pourrait. Elle a
très bien exécuté ma commission ; j'ai
goûté le plaisir inexprimable de vous revoir, de vous
entendre, de vous parler. Vous devez avoir une faim dévorante ;
j'ai grand appétit ; commençons par souper. »
Les voilà qui se mettent tous deux à table ; et
après le souper, ils se replacent sur ce beau canapé dont
on a déjà parlé ; ils y étaient quand le
signor don Issacar, l'un des maîtres de la maison, arriva.
C'était le jour du sabbat. Il venait jouir de ses droits, et
expliquer son tendre amour.
CHAPITRE NEUVIÈME
---------------------------------
CE QUI ADVINT DE CUNÉGONDE,
DE CANDIDE, DU GRAND INQUISITEUR
ET D'UN JUIF
Cet Issacar était le plus colérique Hébreu qu'on
eût vu dans Israël depuis la captivité en Babylone.
« Quoi ! dit-il, chienne de Galiléenne, ce n'est pas assez
de monsieur l'inquisiteur ? Il faut que ce coquin partage aussi avec
moi ? » En disant cela il tire un long poignard dont il
était toujours pourvu, et ne croyant pas que son adverse partie
eût des armes, il se jette sur Candide ; mais notre bon
Westphalien avait reçu une belle épée de la
vieille avec l'habit complet. Il tire son épée, quoiqu'il
eût les moeurs fort douces, et vous étend
l'Israélite roide mort sur le carreau, aux pieds de la belle
Cunégonde.
« Sainte Vierge ! s'écria-t-elle, qu'allons-nous devenir ?
Un homme tué chez moi ! si la justice vient, nous sommes perdus.
-- Si Pangloss n'avait pas été pendu, dit Candide, il
nous donnerait un bon conseil dans cette extrémité, car
c'était un grand philosophe. À son défaut
consultons la vieille. » Elle était fort prudente, et
commençait à dire son avis, quand une autre petite porte
s'ouvrit. Il était une heure après minuit, c'était
le commencement du dimanche. Ce jour appartenait à monseigneur
l'inquisiteur. Il entre et voit le fessé Candide
l'épée à la main, un mort étendu par terre,
Cunégonde effarée, et la vieille donnant des conseils.
Voici dans ce moment ce qui se passa dans l'âme de Candide, et
comment il raisonna : « Si ce saint homme appelle du secours, il
me fera infailliblement brûler ; il pourra en faire autant de
Cunégonde ; il m'a fait fouetter impitoyablement ; il est mon
rival ; je suis en train de tuer, il n'y a pas à balancer.
» Ce raisonnement fut net et rapide, et sans donner le temps
à l'inquisiteur de revenir de sa surprise, il le perce d'outre
en outre, et le jette à côté du Juif. « En
voici bien d'une autre, dit Cunégonde ; il n'y a plus de
rémission ; nous sommes excommuniés, notre
dernière heure est venue. Comment avez-vous fait, vous qui
êtes né si doux, pour tuer en deux minutes un Juif et un
prélat ? -- Ma belle demoiselle, répondit Candide, quand
on est amoureux, jaloux et fouetté par l'Inquisition, on ne se
connaît plus. »
La vieille prit alors la parole et dit : « Il y a trois chevaux
andalous dans l'écurie, avec leurs selles et leurs brides : que
le brave Candide les prépare ; madame a des moyadors et des
diamants : montons vite à cheval, quoique je ne puisse me tenir
que sur une fesse, et allons à Cadix ; il fait le plus beau
temps du monde, et c'est un grand plaisir de voyager pendant la
fraîcheur de la nuit. »
Aussitôt Candide selle les trois chevaux. Cunégonde, la
vieille et lui font trente milles d'une traite. Pendant qu'ils
s'éloignaient, la Sainte-Hermandad arrive dans la maison ; on
enterre monseigneur dans une belle église, et on jette Issacar
à la voirie.
Candide, Cunégonde et la vieille étaient
déjà dans la petite ville d'Avacéna, au milieu des
montagnes de la Sierra-Morena ; et ils parlaient ainsi dans un cabaret.
CHAPITRE DIXIÈME
--------------------------------
DANS QUELLE DÉTRESSE
CANDIDE, CUNÉGONDE ET LA VIEILLE
ARRIVENT À CADIX,
ET DE LEUR EMBARQUEMENT
« Qui a donc pu me voler mes pistoles et mes diamants ? disait en
pleurant Cunégonde ; de quoi vivrons-nous ? comment ferons-nous
? où trouver des inquisiteurs et des Juifs qui m'en donnent
d'autres ? -- Hélas ! dit la vieille, je soupçonne fort
un révérend père cordelier qui coucha hier dans la
même auberge que nous à Badajoz ; Dieu me garde de faire
un jugement téméraire ! mais il entra deux fois dans
notre chambre, et il partit longtemps avant nous. -- Hélas ! dit
Candide, le bon Pangloss m'avait souvent prouvé que les biens de
la terre sont communs à tous les hommes, que chacun y a un droit
égal. Ce cordelier devait bien, suivant ces principes, nous
laisser de quoi achever notre voyage. Il ne vous reste donc rien du
tout, ma belle Cunégonde -- Pas un maravédis, dit-elle.
-- Quel parti prendre ? dit Candide. -- Vendons un des chevaux, dit la
vieille ; je monterai en croupe derrière mademoiselle, quoique
je ne puisse me tenir que sur une fesse, et nous arriverons à
Cadix. »
Il y avait dans la même hôtellerie un prieur de
bénédictins ; il acheta le cheval bon marché.
Candide, Cunégonde et la vieille passèrent par Lucena,
par Chillas, par Lebrixa, et arrivèrent enfin à Cadix. On
y équipait une flotte, et on y assemblait des troupes pour
mettre à la raison les révérends pères
jésuites du Paraguay, qu'on accusait d'avoir fait
révolter une de leurs hordes contre les rois d'Espagne et de
Portugal, auprès de la ville du Saint- Sacrement. Candide, ayant
servi chez les Bulgares, fit l'exercice bulgarien devant le
général de la petite armée avec tant de
grâce, de célérité, d'adresse, de
fierté, d'agilité, qu'on lui donna une compagnie
d'infanterie à commander. Le voilà capitaine ; il
s'embarque avec Mlle Cunégonde, la vieille, deux valets et les
deux chevaux andalous qui avaient appartenu à M. le grand
inquisiteur de Portugal.
Pendant toute la traversée ils raisonnèrent beaucoup sur
la philosophie du pauvre Pangloss. « Nous allons dans un autre
univers, disait Candide ; c'est dans celui-là sans doute que
tout est bien. Car il faut avouer qu'on pourrait gémir un peu de
ce qui se passe dans le nôtre en physique et en morale. -- Je
vous aime de tout mon coeur, disait Cunégonde ; mais j'ai encore
l'âme tout effarouchée de ce que j'ai vu, de ce que j'ai
éprouvé. -- Tout ira bien, répliquait Candide ; la
mer de ce nouveau monde vaut déjà mieux que les mers de
notre Europe ; elle est plus calme, les vents plus constants. C'est
certainement le nouveau monde qui est le meilleur des univers
possibles. -- Dieu le veuille ! disait Cunégonde ; mais j'ai
été si horriblement malheureuse dans le mien que mon
coeur est presque fermé à l'espérance. -- Vous
vous plaignez, leur dit la vieille ; hélas ! vous n'avez pas
éprouvé des infortunes telles que les miennes. »
Cunégonde se mit presque à rire, et trouva cette bonne
femme fort plaisante de prétendre être plus malheureuse
qu'elle. « Hélas ! lui dit-elle, ma bonne, à moins
que vous n'ayez été violée par deux Bulgares, que
vous n'ayez reçu deux coups de couteau dans le ventre, qu'on
n'ait démoli deux de vos châteaux, qu'on n'ait
égorgé à vos yeux deux mères et deux
pères, et que vous n'ayez vu deux de vos amants fouettés
dans un auto-da-fé, je ne vois pas que vous puissiez l'emporter
sur moi ; ajoutez que je suis née baronne avec soixante et douze
quartiers, et que j'ai été cuisinière. --
Mademoiselle, répondit la vieille, vous ne savez pas quelle est
ma naissance ; et si je vous montrais mon derrière, vous ne
parleriez pas comme vous faites, et vous suspendriez votre jugement.
» Ce discours fit naître une extrême curiosité
dans l'esprit de Cunégonde et de Candide. La vieille leur parla
en ces termes.
CHAPITRE ONZIÈME
----------------------
HISTOIRE DE LA VIEILLE
« Je n'ai pas eu toujours les yeux éraillés et
bordés d'écarlate ; mon nez n'a pas toujours
touché à mon menton, et je n'ai pas toujours
été servante. Je suis la fille du pape Urbain X, et de la
princesse de Palestrine. On m'éleva jusqu'à quatorze ans
dans un palais auquel tous les châteaux de vos barons allemands
n'auraient pas servi d'écurie ; et une de mes robes valait mieux
que toutes les magnificences de la Westphalie. Je croissais en
beauté, en grâces, en talents, au milieu des plaisirs, des
respects et des espérances. J'inspirais déjà de
l'amour, ma gorge se formait ; et quelle gorge ! blanche, ferme,
taillée comme celle de la Vénus de Médicis ; et
quels yeux ! quelles paupières ! quels sourcils noirs ! quelles
flammes brillaient dans mes deux prunelles, et effaçaient la
scintillation des étoiles, comme me disaient les poètes
du quartier. Les femmes qui m'habillaient et qui me
déshabillaient tombaient en extase en me regardant par-devant et
par-derrière, et tous les hommes auraient voulu être
à leur place.
« Je fus fiancée à un prince souverain de
Massa-Carrara. Quel prince ! aussi beau que moi, pétri de
douceur et d'agréments, brillant d'esprit et brûlant
d'amour. Je l'aimais comme on aime pour la première fois, avec
idolâtrie, avec emportement. Les noces furent
préparées. C'était une pompe, une magnificence
inouïe ; c'étaient des fêtes, des carrousels, des
opera- buffa continuels ; et toute l'Italie fit pour moi des sonnets
dont il n'y eut pas un seul de passable. Je touchais au moment de mon
bonheur, quand une vieille marquise qui avait été
maîtresse de mon prince l'invita à prendre du chocolat
chez elle. Il mourut en moins de deux heures avec des convulsions
épouvantables. Mais ce n'est qu'une bagatelle. Ma mère,
au désespoir, et bien moins affligée que moi, voulut
s'arracher pour quelque temps à un séjour si funeste.
Elle avait une très belle terre auprès de Gaète.
Nous nous embarquâmes sur une galère du pays, dorée
comme l'autel de Saint-Pierre de Rome. Voilà qu'un corsaire de
Salé fond sur nous et nous aborde. Nos soldats se
défendirent comme des soldats du pape : ils se mirent tous
à genoux en jetant leurs armes, et en demandant au corsaire une
absolution in articulo mortis.
« Aussitôt on les dépouilla nus comme des singes, et
ma mère aussi, nos filles d'honneur aussi, et moi aussi. C'est
une chose admirable que la diligence avec laquelle ces messieurs
déshabillent le monde. Mais ce qui me surprit davantage, c'est
qu'ils nous mirent à tous le doigt dans un endroit où
nous autres femmes nous ne nous laissons mettre d'ordinaire que des
canules. Cette cérémonie me paraissait bien
étrange : voilà comme on juge de tout quand on n'est pas
sorti de son pays. J'appris bientôt que c'était pour voir
si nous n'avions pas caché là quelques diamants : c'est
un usage établi de temps immémorial parmi les nations
policées qui courent sur mer. J'ai su que MM. les religieux
chevaliers de Malte n'y manquent jamais quand ils prennent des Turcs et
des Turques ; c'est une loi du droit des gens à laquelle on n'a
jamais dérogé.
« Je ne vous dirai point combien il est dur pour une jeune
princesse d'être menée esclave à Maroc avec sa
mère. Vous concevez assez tout ce que nous eûmes à
souffrir dans le vaisseau corsaire. Ma mère était encore
très belle ; nos filles d'honneur, nos simples femmes de
chambre, avaient plus de charmes qu'on n'en peut trouver dans toute
l'Afrique. Pour moi, j'étais ravissante, j'étais la
beauté, la grâce même, et j'étais pucelle ;
je ne le fus pas longtemps : cette fleur qui avait été
réservée pour le beau prince de Massa-Carrara me fut
ravie par le capitaine corsaire ; c'était un nègre
abominable, qui croyait encore me faire beaucoup d'honneur. Certes, il
fallait que Mme la princesse de Palestrine et moi fussions bien fortes
pour résister à tout ce que nous éprouvâmes
jusqu'à notre arrivée à Maroc. Mais passons ; ce
sont des choses si communes qu'elles ne valent pas la peine qu'on en
parle.
« Maroc nageait dans le sang quand nous arrivâmes.
Cinquante fils de l'empereur Muley- Ismaël avaient chacun leur
parti : ce qui produisait en effet cinquante guerres civiles, de noirs
contre noirs, de noirs contre basanés, de basanés contre
basanés, de mulâtres contre mulâtres. C'était
un carnage continuel dans toute l'étendue de l'empire.
« À peine fûmes-nous débarqués que des
noirs d'une faction ennemie de celle de mon corsaire se
présentèrent pour lui enlever son butin. Nous
étions, après les diamants et l'or, ce qu'il avait de
plus précieux. Je fus témoin d'un combat tel que vous
n'en voyez jamais dans vos climats d'Europe. Les peuples septentrionaux
n'ont pas le sang assez ardent. Ils n'ont pas la rage des femmes au
point où elle est commune en Afrique. Il semble que vos
Européens aient du lait dans les veines ; c'est du vitriol,
c'est du feu qui coule dans celles des habitants du mont Atlas et des
pays voisins. On combattit avec la fureur des lions, des tigres et des
serpents de la contrée, pour savoir à qui nous aurait. Un
Maure saisit ma mère par le bras droit, le lieutenant de mon
capitaine la retint par le bras gauche ; un soldat maure la prit par
une jambe, un de nos pirates la tenait par l'autre. Nos filles se
trouvèrent presque toutes en un moment tirées ainsi
à quatre soldats. Mon capitaine me tenait cachée
derrière lui. Il avait le cimeterre au poing, et tuait tout ce
qui s'opposait à sa rage. Enfin, je vis toutes nos Italiennes et
ma mère déchirées, coupées,
massacrées par les monstres qui se les disputaient. Les captifs
mes compagnons, ceux qui les avaient pris, soldats, matelots, noirs,
basanés, blancs, mulâtres, et enfin mon capitaine, tout
fut tué ; et je demeurai mourante sur un tas de morts. Des
scènes pareilles se passaient, comme on sait, dans
l'étendue de plus de trois cents lieues, sans qu'on
manquât aux cinq prières par jour ordonnées par
Mahomet.
« Je me débarrassai avec beaucoup de peine de la foule de
tant de cadavres sanglants entassés, et je me traînai sous
un grand oranger au bord d'un ruisseau voisin ; j'y tombai d'effroi, de
lassitude, d'horreur, de désespoir et de faim. Bientôt
après, mes sens accablés se livrèrent à un
sommeil qui tenait plus de l'évanouissement que du repos.
J'étais dans cet état de faiblesse et
d'insensibilité, entre la mort et la vie, quand je me sentis
pressée de quelque chose qui s'agitait sur mon corps. J'ouvris
les yeux, je vis un homme blanc et de bonne mine qui soupirait, et qui
disait entre ses dents : O che sciagura d'essere senza c ... !
CHAPITRE DOUZIÈME
--------------------------------
SUITE DES MALHEURS DE LA VIEILLE
« Étonnée et ravie d'entendre la langue de ma
patrie, et non moins surprise des paroles que proférait cet
homme, je lui répondis qu'il y avait de plus grands malheurs que
celui dont il se plaignait. Je l'instruisis en peu de mots des horreurs
que j'avais essuyées, et je retombai en faiblesse. Il m'emporta
dans une maison voisine, me fit mettre au lit, me fit donner à
manger, me servit, me consola, me flatta, me dit qu'il n'avait rien vu
de si beau que moi, et que jamais il n'avait tant regretté ce
que personne ne pouvait lui rendre. « Je suis né à
Naples, me dit-il, on y chaponne deux ou trois mille enfants tous les
ans ; les uns en meurent, les autres acquièrent une voix plus
belle que celle des femmes, les autres vont gouverner les États.
On me fit cette opération avec un très grand
succès, et j'ai été musicien de la chapelle de Mme
la princesse de Palestrine. -- De ma mère ! m'écriai-je.
-- De votre mère ! s'écria-t-il en pleurant. Quoi ! vous
seriez cette jeune princesse que j'ai élevée
jusqu'à l'âge de six ans, et qui promettait
déjà d'être aussi belle que vous êtes ? --
C'est moi-même ; ma mère est à quatre cents pas
d'ici, coupée en quartiers sous un tas de morts... »
« Je lui contai tout ce qui m'était arrivé ; il me
conta aussi ses aventures, et m'apprit comment il avait
été envoyé chez le roi de Maroc par une puissance
chrétienne, pour conclure avec ce monarque un traité, par
lequel on lui fournirait de la poudre, des canons et des vaisseaux,
pour l'aider à exterminer le commerce des autres
chrétiens. " Ma mission est faite, me dit cet honnête
eunuque ; je vais m'embarquer à Ceuta, et je vous
ramènerai en Italie. Ma che sciagura d'essere senza c... ! "
« Je le remerciai avec des larmes d'attendrissement ; et au lieu
de me mener en Italie, il me conduisit à Alger, et me vendit au
dey de cette province. À peine fus-je vendue que cette peste qui
a fait le tour de l'Afrique, de l'Asie et de l'Europe, se
déclara dans Alger avec fureur. Vous avez vu des tremblements de
terre ; mais, mademoiselle, avez-vous jamais eu la peste ? -- Jamais,
répondit la baronne.
-- Si vous l'aviez eue, reprit la vieille, vous avoueriez qu'elle est
bien au-dessus d'un tremblement de terre. Elle est fort commune en
Afrique ; j'en fus attaquée. Figurez vous quelle situation pour
la fille d'un pape, âgée de quinze ans, qui en trois mois
de temps avait éprouvé la pauvreté, l'esclavage,
avait été violée presque tous les jours, avait vu
couper sa mère en quatre, avait essuyé la faim et la
guerre, et mourait pestiférée dans Alger. Je n'en mourus
pourtant pas. Mais mon eunuque et le dey, et presque tout le
sérail d'Alger, périrent.
« Quand les premiers ravages de cette épouvantable peste
furent passés, on vendit les esclaves du dey. Un marchand
m'acheta et me mena à Tunis, il me vendit à un autre
marchand, qui me revendit à Tripoli ; de Tripoli je fus revendue
à Alexandrie, d'Alexandrie revendue à Smyrne, de Smyrne
à Constantinople. J'appartins enfin à un aga des
janissaires, qui fut bientôt commandé pour aller
défendre Azof contre les Russes qui l'assiégeaient.
« L'aga, qui était un très galant homme, mena avec
lui tout son sérail, et nous logea dans un petit fort sur les
Palus-Méotides, gardé par deux eunuques noirs et vingt
soldats. On tua prodigieusement de Russes, mais ils nous le rendirent
bien. Azof fut mis à feu et à sang, et on ne pardonna ni
au sexe ni à l'âge ; il ne resta que notre petit fort ;
les ennemis voulurent nous prendre par famine. Les vingt janissaires
avaient juré de ne se jamais rendre. Les
extrémités de la faim où ils furent réduits
les contraignirent à manger nos deux eunuques, de peur de violer
leur serment. Au bout de quelques jours, ils résolurent de
manger les femmes.
« Nous avions un iman très pieux et très
compatissant, qui leur fit un beau sermon par lequel il leur persuada
de ne nous pas tuer tout à fait. « Coupez, dit-il,
seulement une fesse à chacune de ces dames, vous ferez
très bonne chère ; s'il faut y revenir, vous en aurez
encore autant dans quelques jours ; le ciel vous saura gré d'une
action si charitable, et vous serez secourus. »
« Il avait beaucoup d'éloquence ; il les persuada. On nous
fit cette horrible opération. L'iman nous appliqua le même
baume qu'on met aux enfants qu'on vient de circoncire. Nous
étions toutes à la mort.
« À peine les janissaires eurent-ils fait le repas que
nous leur avions fourni que les Russes arrivent sur des bateaux plats ;
il ne réchappa pas un janissaire. Les Russes ne firent aucune
attention à l'état où nous étions. Il y a
partout des chirurgiens français : un d'eux, qui était
fort adroit, prit soin de nous ; il nous guérit, et je me
souviendrai toute ma vie que, quand les plaies furent bien
fermées, il me fit des propositions. Au reste, il nous dit
à toutes de nous consoler ; il nous assura que dans plusieurs
sièges pareille chose était arrivée, et que
c'était la loi de la guerre.
« Dès que mes compagnes purent marcher, on les fit aller
à Moscou. J'échus en partage à un boyard qui me
fit sa jardinière, et qui me donnait vingt coups de fouet par
jour. Mais ce seigneur ayant été roué au bout de
deux ans avec une trentaine de boyards pour quelque tracasserie de
cour, je profitai de cette aventure ; je m'enfuis ; je traversai toute
la Russie ; je fus longtemps servante de cabaret à Riga, puis
à Rostock, à Vismar, à Leipsick, à Cassel,
à Utrecht, à Leyde, à La Haye, à Rotterdam
: j'ai vieilli dans la misère et dans l'opprobre, n'ayant que la
moitié d'un derrière, me souvenant toujours que
j'étais fille d'un pape ; je voulus cent fois me tuer, mais
j'aimais encore la vie. Cette faiblesse ridicule est peut-être un
de nos penchants les plus funestes ; car y a t-il rien de plus sot que
de vouloir porter continuellement un fardeau qu'on veut toujours jeter
par terre ? d'avoir son être en horreur, et de tenir à son
être ? enfin de caresser le serpent qui nous dévore,
jusqu'à ce qu'il nous ait mangé le coeur ?
« J'ai vu dans les pays que le sort m'a fait parcourir, et dans
les cabarets où j'ai servi, un nombre prodigieux de personnes
qui avaient leur existence en exécration ; mais je n'en ai vu
que douze qui aient mis volontairement fin à leur misère
: trois nègres, quatre Anglais, quatre Genevois et un professeur
allemand nommé Robeck. J'ai fini par être servante chez le
Juif don Issacar ; il me mit auprès de vous, ma belle demoiselle
; je me suis attachée à votre destinée, et j'ai
été plus occupée de vos aventures que des miennes.
Je ne vous aurais même jamais parlé de mes malheurs, si
vous ne m'aviez pas un peu piquée, et s'il n'était
d'usage dans un vaisseau de conter des histoires pour se
désennuyer. Enfin, mademoiselle, j'ai de l'expérience, je
connais le monde ; donnez-vous un plaisir, engagez chaque passager
à vous conter son histoire ; et s'il s'en trouve un seul qui
n'ait souvent maudit sa vie, qui ne se soit souvent dit à
lui-même qu'il était le plus malheureux des hommes,
jetez-moi dans la mer la tête la première. »
CHAPITRE TREIZIÈME
-----------------------------------
COMMENT CANDIDE FUT OBLIGÉ
DE SE SÉPARER DE LA BELLE CUNÉGONDE
ET DE LA VIEILLE
La belle Cunégonde, ayant entendu l'histoire de la vieille, lui
fit toutes les politesses qu'on devait à une personne de son
rang et de son mérite. Elle accepta la proposition ; elle
engagea tous les passagers l'un après l'autre à lui
conter leurs aventures. Candide et elle avouèrent que la vieille
avait raison. « C'est bien dommage, disait Candide, que le sage
Pangloss ait été pendu contre la coutume dans un
auto-da-fé ; il nous dirait des choses admirables sur le mal
physique et sur le mal moral qui couvrent la terre et la mer et je me
sentirais assez de force pour oser lui faire respectueusement quelques
objections. »
À mesure que chacun racontait son histoire, le vaisseau
avançait. On aborda dans Buenos- Ayres. Cunégonde, le
capitaine Candide et la vieille allèrent chez le gouverneur Don
Fernando d'Ibaraa, y Figueora, y Mascarenes, y Lampourdos, y Souza. Ce
seigneur avait une fierté convenable à un homme qui
portait tant de noms. Il parlait aux hommes avec le dédain le
plus noble, portant le nez si haut, élevant si impitoyablement
la voix, prenant un ton si imposant, affectant une démarche si
altière, que tous ceux qui le saluaient étaient
tentés de le battre. Il aimait les femmes à la fureur.
Cunégonde lui parut ce qu'il avait jamais vu de plus beau. La
première chose qu'il fit fut de demander si elle n'était
point la femme du capitaine. L'air dont il fit cette question alarma
Candide : il n'osa pas dire qu'elle était sa femme, parce qu'en
effet elle ne l'était point ; il n'osait pas dire que
c'était sa soeur, parce qu'elle ne l'était pas non plus ;
et quoique ce mensonge officieux eût été autrefois
très à la mode chez les anciens, et qu'il pût
être utile aux modernes, son âme était trop pure
pour trahir la vérité. « Mlle Cunégonde,
dit-il, doit me faire l'honneur de m'épouser, et nous supplions
Votre Excellence de daigner faire notre noce. »
Don Fernando d'Ibaraa, y Figueora, y Mascarenes, y Lampourdos, y Souza,
relevant sa moustache, sourit amèrement, et ordonna au capitaine
Candide d'aller faire la revue de sa compagnie. Candide obéit ;
le gouverneur demeura avec Mlle Cunégonde. Il lui déclara
sa passion, lui protesta que le lendemain il l'épouserait
à la face de l'Église, ou autrement, ainsi qu'il plairait
à ses charmes. Cunégonde lui demanda un quart d'heure
pour se recueillir, pour consulter la vieille et pour se
déterminer.
La vieille dit à Cunégonde : « Mademoiselle, vous
avez soixante et douze quartiers, et pas une obole ; il ne tient
qu'à vous d'être la femme du plus grand seigneur de
l'Amérique méridionale, qui a une très belle
moustache ; est-ce à vous de vous piquer d'une
fidélité à toute épreuve ? Vous avez
été violée par les Bulgares ; un Juif et un
inquisiteur ont eu vos bonnes grâces : les malheurs donnent des
droits. J'avoue que, si j'étais à votre place, je ne
ferais aucun scrupule d'épouser monsieur le gouverneur et de
faire la fortune de M. le capitaine Candide. » Tandis que la
vieille parlait avec toute la prudence que l'âge et
l'expérience donnent, on vit entrer dans le port un petit
vaisseau ; il portait un alcade et des alguazils, et voici ce qui
était arrivé.
La vieille avait très bien deviné que ce fut un cordelier
à la grande manche qui vola l'argent et les bijoux de
Cunégonde dans la ville de Badajoz, lorsqu'elle fuyait en
hâte avec Candide. Ce moine voulut vendre quelques-unes des
pierreries à un joaillier. Le marchand les reconnut pour celles
du grand inquisiteur. Le cordelier, avant d'être pendu, avoua
qu'il les avait volées ; il indiqua les personnes et la route
qu'elles prenaient. La fuite de Cunégonde et de Candide
était déjà connue. On les suivit à Cadix ;
on envoya sans perdre temps un vaisseau à leur poursuite. Le
vaisseau était déjà dans le port de Buenos-Ayres.
Le bruit se répandit qu'un alcade allait débarquer, et
qu'on poursuivait les meurtriers de monseigneur le grand inquisiteur.
La prudente vieille vit dans l'instant tout ce qui était
à faire. « Vous ne pouvez fuir, dit-elle à
Cunégonde, et vous n'avez rien à craindre ; ce n'est pas
vous qui avez tué monseigneur ; et d'ailleurs le gouverneur, qui
vous aime, ne souffrira pas qu'on vous maltraite ; demeurez. »
Elle court sur-le-champ à Candide : « Fuyez, dit-elle, ou
dans une heure vous allez être brûlé » Il n'y
avait pas un moment à perdre ; mais comment se séparer de
Cunégonde, et où se réfugier ?
CHAPITRE QUATORZIÈME
-----------------------------
COMMENT CANDIDE ET CACAMBO
FURENT REÇUS
CHEZ LES JÉSUITES DU PARAGUAY
Candide avait amené de Cadix un valet tel qu'on en trouve
beaucoup sur les côtes d'Espagne et dans les colonies.
C'était un quart d'Espagnol, né d'un métis dans le
Tucuman ; il avait été enfant de choeur, sacristain,
matelot, moine, facteur, soldat, laquais. Il s'appelait Cacambo, et
aimait fort son maître parce que son maître était un
fort bon homme. Il sella au plus vite les deux chevaux andalous.
« Allons, mon maître, suivons le conseil de la vieille ;
partons, et courons sans regarder derrière nous. » Candide
versa des larmes. « O ma chère Cunégonde ! faut-il
vous abandonner dans le temps que monsieur le gouverneur va faire nos
noces ! Cunégonde amenée de si loin, que deviendrez-vous
? -- Elle deviendra ce qu'elle pourra, dit Cacambo ; les femmes ne sont
jamais embarrassées d'elles ; Dieu y pourvoit ; courons. --
Où me mènes-tu ? où allons-nous ? que ferons-nous
sans Cunégonde ? disait Candide. -- Par saint Jacques de
Compostelle, dit Cacambo, vous alliez faire la guerre aux
jésuites ; allons la faire pour eux : je sais assez les chemins,
je vous mènerai dans leur royaume, ils seront charmés
d'avoir un capitaine qui fasse l'exercice à la bulgare ; vous
ferez une fortune prodigieuse ; quand on n'a pas son compte dans un
monde, on le trouve dans un autre. C'est un très grand plaisir
de voir et de faire des choses nouvelles.
-- Tu as donc été déjà dans le Paraguay ?
dit Candide. -- Eh vraiment oui ! dit Cacambo ; j'ai été
cuistre dans le collège de l'Assomption, et je connais le
gouvernement de Los Padres comme je connais les rues de Cadix. C'est
une chose admirable que ce gouvernement. Le royaume a
déjà plus de trois cents lieues de diamètre ; il
est divisé en trente provinces. Los Padres y ont tout, et les
peuples rien ; c'est le chef-d'oeuvre de la raison et de la justice.
Pour moi, je ne vois rien de si divin que Los Padres, qui font ici la
guerre au roi d'Espagne et au roi de Portugal, et qui en Europe
confessent ces rois ; qui tuent ici des Espagnols, et qui à
Madrid les envoient au ciel : cela me ravit ; avançons ; vous
allez être le plus heureux de tous les hommes. Quel plaisir
auront Los Padres quand ils sauront qu'il leur vient un capitaine qui
sait l'exercice bulgare ! »
Dès qu'ils furent arrivés à la première
barrière, Cacambo dit à la garde avancée qu'un
capitaine demandait à parler à monseigneur le commandant.
On alla avertir la grande garde. Un officier paraguain courut aux pieds
du commandant lui donner part de la nouvelle. Candide et Cacambo furent
d'abord désarmés ; on se saisit de leurs deux chevaux
andalous. Les deux étrangers sont introduits au milieu de deux
files de soldats ; le commandant était au bout, le bonnet
à trois cornes en tête, la robe retroussée,
l'épée au côté, l'esponton à la main.
Il fit un signe ; aussitôt vingt-quatre soldats entourent les
deux nouveaux venus. Un sergent leur dit qu'il faut attendre, que le
commandant ne peut leur parler, que le révérend
père provincial ne permet pas qu'aucun Espagnol ouvre la bouche
qu'en sa présence, et demeure plus de trois heures dans le pays.
« Et où est le révérend père
provincial ? dit Cacambo. -- Il est à la parade après
avoir dit sa messe, répondit le sergent ; et vous ne pourrez
baiser ses éperons que dans trois heures. -- Mais, dit Cacambo,
monsieur le capitaine, qui meurt de faim comme moi, n'est point
espagnol, il est allemand ; ne pourrions-nous point déjeuner en
attendant Sa Révérence ? »
Le sergent alla sur-le-champ rendre compte de ce discours au
commandant. « Dieu soit béni ! dit ce seigneur ; puisqu'il
est allemand, je peux lui parler ; qu'on le mène dans ma
feuillée. » Aussitôt on conduit Candide dans un
cabinet de verdure orné d'une très jolie colonnade de
marbre vert et or, et de treillages qui renfermaient des perroquets,
des colibris, des oiseaux- mouches, des pintades, et tous les oiseaux
les plus rares. Un excellent déjeuner était
préparé dans des vases d'or ; et tandis que les
Paraguains mangèrent du maïs dans des écuelles de
bois, en plein champ, à l'ardeur du soleil, le
révérend père commandant entra dans la
feuillée.
C'était un très beau jeune homme, le visage plein, assez
blanc, haut en couleur, le sourcil relevé, l'oeil vif, l'oreille
rouge, les lèvres vermeilles, l'air fier, mais d'une
fierté qui n'était ni celle d'un Espagnol ni celle d'un
jésuite. On rendit à Candide et à Cacambo leurs
armes, qu'on leur avait saisies, ainsi que les deux chevaux andalous ;
Cacambo leur fit manger l'avoine auprès de la feuillée,
ayant toujours l'oeil sur eux, crainte de surprise.
Candide baisa d'abord le bas de la robe du commandant, ensuite ils se
mirent à table. « Vous êtes donc allemand ? lui dit
le jésuite en cette langue. -- Oui, mon Révérend
Père », dit Candide. L'un et l'autre, en prononçant
ces paroles, se regardaient avec une extrême surprise et une
émotion dont ils n'étaient pas les maîtres. «
Et de quel pays d'Allemagne êtes-vous ? dit le jésuite. --
De la sale province de Westphalie, dit Candide : je suis né dans
le château de Thunder-ten-tronckh. -- Ô ciel ! est il
possible ? s'écria le commandant. -- Quel miracle !
s'écria Candide. -- Serait-ce vous ? dit le commandant. -- Cela
n'est pas possible », dit Candide. Ils se laissent tomber tous
deux à la renverse, ils s'embrassent, ils versent des ruisseaux
de larmes. « Quoi ! serait-ce vous, mon Révérend
Père ? vous, le frère de la belle Cunégonde !
vous, qui fûtes tué par les Bulgares ! vous, le fils de
monsieur le baron ! vous, jésuite au Paraguay ! Il faut avouer
que ce monde est une étrange chose. Ô Pangloss ! Pangloss
! que vous seriez aise si vous n'aviez pas été pendu !
»
Le commandant fit retirer les esclaves nègres et les Paraguains
qui servaient à boire dans des gobelets de cristal de roche. Il
remercia Dieu et saint Ignace mille fois ; il serrait Candide entre ses
bras ; leurs visages étaient baignés de pleurs. «
Vous seriez bien plus étonné, plus attendri, plus hors de
vous-même, dit Candide, si je vous disais que Mlle
Cunégonde, votre soeur, que vous avez crue
éventrée, est pleine de santé. -- Où ? --
Dans votre voisinage, chez M. le gouverneur de Buenos-Ayres ; et je
venais pour vous faire la guerre. » Chaque mot qu'ils
prononcèrent dans cette longue conversation accumulait prodige
sur prodige. Leur âme tout entière volait sur leur langue,
était attentive dans leurs oreilles et étincelante dans
leurs yeux. Comme ils étaient allemands, ils tinrent table
longtemps, en attendant le révérend père
provincial ; et le commandant parla ainsi à son cher Candide.
CHAPITRE QUINZIÈME
----------------------------
COMMENT CANDIDE TUA LE FRÈRE
DE SA CHÈRE CUNÉGONDE
« J'aurai toute ma vie présent à la mémoire
le jour horrible où je vis tuer mon père et ma
mère, et violer ma soeur. Quand les Bulgares furent
retirés, on ne trouva point cette soeur adorable, et on mit dans
une charrette ma mère, mon père et moi, deux servantes et
trois petits garçons égorgés, pour nous aller
enterrer dans une chapelle de jésuites, à deux lieues du
château de mes pères. Un jésuite nous jeta de l'eau
bénite ; elle était horriblement salée ; il en
entra quelques gouttes dans mes yeux ; le père s'aperçut
que ma paupière faisait un petit mouvement : il mit la main sur
mon coeur et le sentit palpiter ; je fus secouru, et, au bout de trois
semaines, il n'y paraissait pas. Vous savez, mon cher Candide, que
j'étais fort joli, je le devins encore davantage ; aussi le
révérend père Croust, supérieur de la
maison, prit pour moi la plus tendre amitié ; il me donna
l'habit de novice ; quelque temps après je fus envoyé
à Rome. Le père général avait besoin d'une
recrue de jeunes jésuites allemands. Les souverains du Paraguay
reçoivent le moins qu'ils peuvent de jésuites espagnols ;
ils aiment mieux les étrangers, dont ils se croient plus
maîtres. Je fus jugé propre par le révérend
père général pour aller travailler dans cette
vigne. Nous partîmes, un Polonais, un Tyrolien et moi. Je fus
honoré, en arrivant, du sous-diaconat et d'une lieutenance ; je
suis aujourd'hui colonel et prêtre. Nous recevrons vigoureusement
les troupes du roi d'Espagne ; je vous réponds qu'elles seront
excommuniées et battues. La Providence vous envoie ici pour nous
seconder. Mais est-il bien vrai que ma chère soeur
Cunégonde soit dans le voisinage, chez le gouverneur de
Buenos-Ayres ? » Candide l'assura par serment que rien
n'était plus vrai. Leurs larmes recommencèrent à
couler.
Le baron ne pouvait se lasser d'embrasser Candide, il l'appelait son
frère, son sauveur. « Ah ! peut-être, lui dit-il,
nous pourrons ensemble, mon cher Candide, entrer en vainqueurs dans la
ville, et reprendre ma soeur Cunégonde. -- C'est tout ce que je
souhaite, dit Candide ; car je comptais l'épouser, et je
l'espère encore. -- Vous, insolent ! répondit le baron,
vous auriez l'impudence d'épouser ma soeur qui a soixante et
douze quartiers ! Je vous trouve bien effronté d'oser me parler
d'un dessein si téméraire ! » Candide,
pétrifié d'un tel discours, lui répondit : «
Mon Révérend Père, tous les quartiers du monde n'y
font rien ; j'ai tiré votre soeur des bras d'un Juif et d'un
inquisiteur ; elle m'a assez d'obligations, elle veut m'épouser.
Maître Pangloss m'a toujours dit que les hommes sont
égaux, et assurément je l'épouserai. -- C'est ce
que nous verrons, coquin ! » dit le jésuite baron de
Thunder-ten-tronckh, et en même temps il lui donna un grand coup
du plat de son épée sur le visage. Candide dans l'instant
tire la sienne et l'enfonce jusqu'à la garde dans le ventre du
baron jésuite ; mais, en la retirant toute fumante, il se mit
à pleurer : « Hélas ! mon Dieu, dit-il, j'ai
tué mon ancien maître, mon ami, mon beau-frère ; je
suis le meilleur homme du monde, et voilà déjà
trois hommes que je tue ; et dans ces trois il y a deux prêtres.
»
Cacambo, qui faisait sentinelle à la porte de la
feuillée, accourut. « Il ne nous reste qu'à vendre
cher notre vie, lui dit son maître : on va sans doute entrer dans
la feuillée, il faut mourir les armes à la main. »
Cacambo, qui en avait vu bien d'autres, ne perdit point la tête ;
il prit la robe de jésuite que portait le baron, la mit sur le
corps de Candide, lui donna le bonnet carré du mort, et le fit
monter à cheval. Tout cela se fit en un clin d'oeil. «
Galopons, mon maître ; tout le monde vous prendra pour un
jésuite qui va donner des ordres ; et nous aurons passé
les frontières avant qu'on puisse courir après nous.
» Il volait déjà en prononçant ces paroles,
et en criant en espagnol : « Place, place pour le
révérend père colonel. »
CHAPITRE SEIZIÈME
--------------------------------
CE QUI ADVINT AUX DEUX VOYAGEURS
AVEC DEUX FILLES, DEUX SINGES
ET LES SAUVAGES NOMMÉS OREILLONS
Candide et son valet furent au-delà des barrières, et
personne ne savait encore dans le camp la mort du jésuite
allemand. Le vigilant Cacambo avait eu soin de remplir sa valise de
pain, de chocolat, de jambon, de fruits et de quelques mesures de vin.
Ils s'enfoncèrent avec leurs chevaux andalous dans un pays
inconnu, où ils ne découvrirent aucune route. Enfin une
belle prairie entrecoupée de ruisseaux se présenta devant
eux. Nos deux voyageurs font repaître leurs montures. Cacambo
propose à son maître de manger, et lui en donne l'exemple.
« Comment veux-tu, disait Candide, que je mange du jambon, quand
j'ai tué le fils de monsieur le baron, et que je me vois
condamné à ne revoir la belle Cunégonde de ma vie
? à quoi me servira de prolonger mes misérables jours,
puisque je dois les traîner loin d'elle dans les remords et dans
le désespoir ? et que dira le journal de Trévoux ?
»
En parlant ainsi, il ne laissait pas de manger. Le soleil se couchait.
Les deux égarés entendirent quelques petits cris qui
paraissaient poussés par des femmes. Ils ne savaient si ces cris
étaient de douleur ou de joie ; mais ils se levèrent
précipitamment avec cette inquiétude et cette alarme que
tout inspire dans un pays inconnu. Ces clameurs partaient de deux
filles toutes nues qui couraient légèrement au bord de la
prairie, tandis que deux singes les suivaient en leur mordant les
fesses. Candide fut touché de pitié ; il avait appris
à tirer chez les Bulgares, et il aurait abattu une noisette dans
un buisson sans toucher aux feuilles. Il prend son fusil espagnol
à deux coups, tire, et tue les deux singes. « Dieu soit
loué, mon cher Cacambo ! j'ai délivré d'un grand
péril ces deux pauvres créatures ; si j'ai commis un
péché en tuant un inquisiteur et un jésuite, je
l'ai bien réparé en sauvant la vie à deux filles.
Ce sont peut-être deux demoiselles de condition, et cette
aventure nous peut procurer de très grands avantages dans le
pays. »
Il allait continuer, mais sa langue devint percluse quand il vit ces
deux filles embrasser tendrement les deux singes, fondre en larmes sur
leurs corps et remplir l'air des cris les plus douloureux. « Je
ne m'attendais pas à tant de bonté d'âme »,
dit-il enfin à Cacambo ; lequel lui répliqua : «
Vous avez fait là un beau chef-d'oeuvre, mon maître ; vous
avez tué les deux amants de ces demoiselles. -- Leurs amants !
serait-il possible ? vous vous moquez de moi, Cacambo ; le moyen de
vous croire ? -- Mon cher maître, reprit Cacambo, vous êtes
toujours étonné de tout ; pourquoi trouvez-vous si
étrange que dans quelques pays il y ait des singes qui
obtiennent les bonnes grâces des dames ? Ils sont des quarts
d'hommes, comme je suis un quart d'Espagnol. -- Hélas ! reprit
Candide, je me souviens d'avoir entendu dire à maître
Pangloss qu'autrefois pareils accidents étaient arrivés,
et que ces mélanges avaient produit des égipans, des
faunes, des satyres ; que plusieurs grands personnages de
l'antiquité en avaient vu ; mais je prenais cela pour des
fables. -- Vous devez être convaincu à présent, dit
Cacambo, que c'est une vérité, et vous voyez comment en
usent les personnes qui n'ont pas reçu une certaine
éducation ; tout ce que je crains, c'est que ces dames ne nous
fassent quelque méchante affaire. »
Ces réflexions solides engagèrent Candide à
quitter la prairie et à s'enfoncer dans un bois. Il y soupa avec
Cacambo ; et tous deux, après avoir maudit l'inquisiteur de
Portugal, le gouverneur de Buenos-Ayres et le baron, s'endormirent sur
de la mousse. À leur réveil, ils sentirent qu'ils ne
pouvaient remuer ; la raison en était que pendant la nuit les
Oreillons, habitants du pays, à qui les deux dames les avaient
dénoncés, les avaient garrottés avec des cordes
d'écorce d'arbre. Ils étaient entourés d'une
cinquantaine d'Oreillons tout nus, armés de flèches, de
massues et de haches de caillou : les uns faisaient bouillir une grande
chaudière ; les autres préparaient des broches, et tous
criaient : « C'est un jésuite, c'est un jésuite !
nous serons vengés, et nous ferons bonne chère ; mangeons
du jésuite, mangeons du jésuite ! »
« Je vous l'avais bien dit, mon cher maître, s'écria
tristement Cacambo, que ces deux filles nous joueraient d'un mauvais
tour. » Candide, apercevant la chaudière et les broches,
s'écria : « Nous allons certainement être
rôtis ou bouillis. Ah ! que dirait maître Pangloss, s'il
voyait comme la pure nature est faite ? Tout est bien ; soit, mais
j'avoue qu'il est bien cruel d'avoir perdu Mlle Cunégonde et
d'être mis à la broche par des Oreillons » Cacambo
ne perdait jamais la tête. « Ne désespérez de
rien, dit-il au désolé Candide ; j'entends un peu le
jargon de ces peuples, je vais leur parler. -- Ne manquez pas, dit
Candide, de leur représenter quelle est l'inhumanité
affreuse de faire cuire des hommes, et combien cela est peu
chrétien. »
« Messieurs, dit Cacambo, vous comptez donc manger aujourd'hui un
jésuite : c'est très bien fait ; rien n'est plus juste
que de traiter ainsi ses ennemis. En effet le droit naturel nous
enseigne à tuer notre prochain, et c'est ainsi qu'on en agit
dans toute la terre. Si nous n'usons pas du droit de le manger, c'est
que nous avons d'ailleurs de quoi faire bonne chère ; mais vous
n'avez pas les mêmes ressources que nous ; certainement il vaut
mieux manger ses ennemis que d'abandonner aux corbeaux et aux
corneilles le fruit de sa victoire. Mais, messieurs, vous ne voudriez
pas manger vos amis. Vous croyez aller mettre un jésuite en
broche, et c'est votre défenseur, c'est l'ennemi de vos ennemis
que vous allez rôtir. Pour moi, je suis né dans votre pays
; monsieur que vous voyez est mon maître, et, bien loin
d'être jésuite, il vient de tuer un jésuite, il en
porte les dépouilles : voilà le sujet de votre
méprise. Pour vérifier ce que je vous dis, prenez sa
robe, portez-la à la première barrière du royaume
de Los Padres ; informez-vous si mon maître n'a pas tué un
officier jésuite. Il vous faudra peu de temps ; vous pourrez
toujours nous manger si vous trouvez que je vous ai menti. Mais, si je
vous ai dit la vérité, vous connaissez trop les principes
du droit public, les moeurs et les lois, pour ne nous pas faire
grâce. »
Les Oreillons trouvèrent ce discours très raisonnable ;
ils députèrent deux notables pour aller en diligence
s'informer de la vérité ; les deux députés
s'acquittèrent de leur commission en gens d'esprit, et revinrent
bientôt apporter de bonnes nouvelles. Les Oreillons
délièrent leurs deux prisonniers, leur firent toutes
sortes de civilités, leur offrirent des filles, leur
donnèrent des rafraîchissements, et les reconduisirent
jusqu'aux confins de leurs États, en criant avec
allégresse : « Il n'est point jésuite, il n'est
point jésuite ! »
Candide ne se lassait point d'admirer le sujet de sa délivrance.
« Quel peuple ! disait-il, quels hommes ! quelles moeurs ! Si je
n'avais pas eu le bonheur de donner un grand coup d'épée
au travers du corps du frère de Mlle Cunégonde,
j'étais mangé sans rémission. Mais, après
tout, la pure nature est bonne, puisque ces gens-ci, au lieu de me
manger, m'ont fait mille honnêtetés dès qu'ils ont
su que je n'étais pas jésuite. »
CHAPITRE DIX-SEPTIÈME
----------------------------------
ARRIVÉE DE CANDIDE ET DE SON VALET
AU PAYS D'ELDORADO,
ET CE QU'ILS Y VIRENT
Quand ils furent aux frontières des Oreillons : « Vous
voyez, dit Cacambo à Candide, que cet
hémisphère-ci ne vaut pas mieux que l'autre : croyez-moi,
retournons en Europe par le plus court. -- Comment y retourner ? dit
Candide, et où aller ? Si je vais dans mon pays, les Bulgares et
les Abares y égorgent tout ; si je retourne en Portugal, j'y
suis brûlé ; si nous restons dans ce pays-ci, nous
risquons à tout moment d'être mis en broche. Mais comment
se résoudre à quitter la partie du monde que Mlle
Cunégonde habite ?
-- Tournons vers la Cayenne, dit Cacambo : nous y trouverons des
Français, qui vont par tout le monde ; ils pourront nous aider.
Dieu aura peut-être pitié de nous. »
Il n'était pas facile d'aller à la Cayenne : ils savaient
bien à peu près de quel côté il fallait
marcher ; mais des montagnes, des fleuves, des précipices, des
brigands, des sauvages, étaient partout de terribles obstacles.
Leurs chevaux moururent de fatigue ; leurs provisions furent
consumées ; ils se nourrirent un mois entier de fruits sauvages,
et se trouvèrent enfin auprès d'une petite rivière
bordée de cocotiers, qui soutinrent leur vie et leurs
espérances.
Cacambo, qui donnait toujours d'aussi bons conseils que la vieille, dit
à Candide : « Nous n'en pouvons plus, nous avons assez
marché ; j'aperçois un canot vide sur le rivage,
emplissons-le de cocos, jetons-nous dans cette petite barque,
laissons-nous aller au courant ; une rivière mène
toujours à quelque endroit habité. Si nous ne trouvons
pas des choses agréables, nous trouverons du moins des choses
nouvelles. -- Allons, dit Candide, recommandons-nous à la
Providence. »
Ils voguèrent quelques lieues entre des bords tantôt
fleuris, tantôt arides, tantôt unis, tantôt
escarpés. La rivière s'élargissait toujours ;
enfin elle se perdait sous une voûte de rochers
épouvantables qui s'élevaient jusqu'au ciel. Les deux
voyageurs eurent la hardiesse de s'abandonner aux flots sous cette
voûte. Le fleuve, resserré en cet endroit, les porta avec
une rapidité et un bruit horrible. Au bout de vingt-quatre
heures ils revirent le jour ; mais leur canot se fracassa contre les
écueils ; il fallut se traîner de rocher en rocher pendant
une lieue entière ; enfin ils découvrirent un horizon
immense, bordé de montagnes inaccessibles. Le pays était
cultivé pour le plaisir comme pour le besoin ; partout l'utile
était agréable. Les chemins étaient couverts ou
plutôt ornés de voitures d'une forme et d'une
matière brillante, portant des hommes et des femmes d'une
beauté singulière, traînés rapidement par de
gros moutons rouges qui surpassaient en vitesse les plus beaux chevaux
d'Andalousie, de Tétuan et de Méquinez.
« Voilà pourtant, dit Candide, un pays qui vaut mieux que
la Westphalie. » Il mit pied à terre avec Cacambo
auprès du premier village qu'il rencontra. Quelques enfants du
village, couverts de brocarts d'or tout déchirés,
jouaient au palet à l'entrée du bourg ; nos deux hommes
de l'autre monde s'amusèrent à les regarder : leurs
palets étaient d'assez larges pièces rondes, jaunes,
rouges, vertes, qui jetaient un éclat singulier. Il prit envie
aux voyageurs d'en ramasser quelques-uns ; c'était de l'or,
c'était des émeraudes, des rubis, dont le moindre aurait
été le plus grand ornement du trône du Mogol.
« Sans doute, dit Cacambo, ces enfants sont les fils du roi du
pays qui jouent au petit palet. » Le magister du village parut
dans ce moment pour les faire rentrer à l'école. «
Voilà, dit Candide, le précepteur de la famille royale.
»
Les petits gueux quittèrent aussitôt le jeu, en laissant
à terre leurs palets et tout ce qui avait servi à leurs
divertissements. Candide les ramasse, court au précepteur, et
les lui présente humblement, lui faisant entendre par signes que
Leurs Altesses Royales avaient oublié leur or et leurs
pierreries. Le magister du village, en souriant, les jeta par terre,
regarda un moment la figure de Candide avec beaucoup de surprise, et
continua son chemin.
Les voyageurs ne manquèrent pas de ramasser l'or, les rubis et
les émeraudes. « Où sommes-nous ? s'écria
Candide ; il faut que les enfants des rois de ce pays soient bien
élevés, puisqu'on leur apprend à mépriser
l'or et les pierreries. » Cacambo était aussi surpris que
Candide. Ils approchèrent enfin de la première maison du
village ; elle était bâtie comme un palais d'Europe. Une
foule de monde s'empressait à la porte, et encore plus dans le
logis. Une musique très agréable se faisait entendre, et
une odeur délicieuse de cuisine se faisait sentir. Cacambo
s'approcha de la porte, et entendit qu'on parlait péruvien ;
c'était sa langue maternelle : car tout le monde sait que
Cacambo était né au Tucuman, dans un village où
l'on ne connaissait que cette langue. « Je vous servirai
d'interprète, dit-il à Candide ; entrons, c'est ici un
cabaret. » Aussitôt deux garçons et deux filles de
l'hôtellerie, vêtus de drap d'or, et les cheveux
renoués avec des rubans, les invitent à se mettre
à la table de l'hôte. On servit quatre potages garnis
chacun de deux perroquets, un contour bouilli qui pesait deux cents
livres, deux singes rôtis d'un goût excellent, trois cents
colibris dans un plat, et six cents oiseaux-mouches dans un autre ; des
ragoûts exquis, des pâtisseries délicieuses ; le
tout dans des plats d'une espèce de cristal de roche. Les
garçons et les filles de l'hôtellerie versaient plusieurs
liqueurs faites de canne de sucre.
Les convives étaient pour la plupart des marchands et des
voituriers, tous d'une politesse extrême, qui firent quelques
questions à Cacambo avec la discrétion la plus
circonspecte, et qui répondirent aux siennes d'une
manière à le satisfaire.
Quand le repas fut fini, Cacambo crut, ainsi que Candide, bien payer
son écot en jetant sur la table de l'hôte deux de ces
larges pièces d'or qu'il avait ramassées ; l'hôte
et l'hôtesse éclatèrent de rire, et se tinrent
longtemps les côtés. Enfin ils se remirent : «
Messieurs, dit l'hôte, nous voyons bien que vous êtes des
étrangers ; nous ne sommes pas accoutumés à en
voir. Pardonnez-nous si nous nous sommes mis à rire quand vous
nous avez offert en payement les cailloux de nos grands chemins. Vous
n'avez pas sans doute de la monnaie du pays, mais il n'est pas
nécessaire d'en avoir pour dîner ici. Toutes les
hôtelleries établies pour la commodité du commerce
sont payées par le gouvernement. Vous avez fait mauvaise
chère ici, parce que c'est un pauvre village ; mais partout
ailleurs vous serez reçus comme vous méritez de
l'être. » Cacambo expliquait à Candide tous les
discours de l'hôte, et Candide les écoutait avec la
même admiration et le même égarement que son ami
Cacambo les rendait. « Quel est donc ce pays, disaient-ils l'un
et l'autre, inconnu à tout le reste de la terre, et où
toute la nature est d'une espèce si différente de la
nôtre ? C'est probablement le pays où tout va bien ; car
il faut absolument qu'il y en ait de cette espèce. Et, quoi
qu'en dît maître Pangloss, je me suis souvent aperçu
que tout allait assez mal en Westphalie. »
CHAPITRE DIX-HUITIÈME
-----------------------
CE QU'ILS VIRENT
DANS LE PAYS D'ELDORADO
Cacambo témoigna à son hôte toute sa
curiosité ; l'hôte lui dit : « Je suis fort
ignorant, et je m'en trouve bien ; mais nous avons ici un vieillard
retiré de la cour, qui est le plus savant homme du royaume, et
le plus communicatif. Aussitôt il mène Cacambo chez le
vieillard. Candide ne jouait plus que le second personnage, et
accompagnait son valet. Ils entrèrent dans une maison fort
simple, car la porte n'était que d'argent, et les lambris des
appartements n'étaient que d'or, mais travaillés avec
tant de goût que les plus riches lambris ne l'effaçaient
pas. L'antichambre n'était à la vérité
incrustée que de rubis et d'émeraudes ; mais l'ordre dans
lequel tout était arrangé réparait bien cette
extrême simplicité.
Le vieillard reçut les deux étrangers sur un sopha
matelassé de plumes de colibri, et leur fit présenter des
liqueurs dans des vases de diamant ; après quoi il satisfit
à leur curiosité en ces termes :
« Je suis âgé de cent soixante et douze ans, et j'ai
appris de feu mon père, écuyer du roi, les
étonnantes révolutions du Pérou dont il avait
été témoin. Le royaume où nous sommes est
l'ancienne patrie des Incas, qui en sortirent très imprudemment
pour aller subjuguer une partie du monde, et qui furent enfin
détruits par les Espagnols.
« Les princes de leur famille qui restèrent dans leur pays
natal furent plus sages ; ils ordonnèrent, du consentement de la
nation, qu'aucun habitant ne sortirait jamais de notre petit royaume ;
et c'est ce qui nous a conservé notre innocence et notre
félicité. Les Espagnols ont eu une connaissance confuse
de ce pays, ils l'ont appelé El Dorado, et un Anglais,
nommé le chevalier Raleigh, en a même approché il y
a environ cent années ; mais, comme nous sommes entourés
de rochers inabordables et de précipices, nous avons toujours
été jusqu'à présent à l'abri de la
rapacité des nations de l'Europe, qui ont une fureur
inconcevable pour les cailloux et pour la fange de notre terre, et qui,
pour en avoir, nous tueraient tous jusqu'au dernier. »
La conversation fut longue ; elle roula sur la forme du gouvernement,
sur les moeurs, sur les femmes, sur les spectacles publics, sur les
arts. Enfin Candide, qui avait toujours du goût pour la
métaphysique, fit demander par Cacambo si dans le pays il y
avait une religion.
Le vieillard rougit un peu. « Comment donc, dit-il, en
pouvez-vous douter ? Est-ce que vous nous prenez pour des ingrats ?
» Cacambo demanda humblement quelle était la religion
d'Eldorado. Le vieillard rougit encore. « Est-ce qu'il peut y
avoir deux religions ? dit-il ; nous avons, je crois, la religion de
tout le monde : nous adorons Dieu du soir jusqu'au matin. --
N'adorez-vous qu'un seul Dieu ? dit Cacambo, qui servait toujours
d'interprète aux doutes de Candide. -- Apparemment, dit le
vieillard, qu'il n'y en a ni deux, ni trois, ni quatre. Je vous avoue
que les gens de votre monde font des questions bien singulières.
» Candide ne se lassait pas de faire interroger ce bon vieillard
; il voulut savoir comment on priait Dieu dans l'Eldorado. « Nous
ne le prions point, dit le bon et respectable sage ; nous n'avons rien
à lui demander ; il nous a donné tout ce qu'il nous faut
; nous le remercions sans cesse. » Candide eut la
curiosité de voir des prêtres ; il fit demander où
ils étaient. Le bon vieillard sourit. « Mes amis, dit-il,
nous sommes tous prêtres ; le roi et tous les chefs de famille
chantent des cantiques d'actions de grâces solennellement tous
les matins ; et cinq ou six mille musiciens les accompagnent.
-- Quoi ! vous n'avez point de moines qui enseignent, qui disputent,
qui gouvernent, qui cabalent, et qui font brûler les gens qui ne
sont pas de leur avis ? -- Il faudrait que nous fussions fous, dit le
vieillard ; nous sommes tous ici du même avis, et nous
n'entendons pas ce que vous voulez dire avec vos moines. »
Candide à tous ces discours demeurait en extase, et disait en
lui-même : « Ceci est bien différent de la
Westphalie et du château de monsieur le baron : si notre ami
Pangloss avait vu Eldorado, il n'aurait plus dit que le château
de Thunder-ten-tronckh était ce qu'il y avait de mieux sur la
terre ; il est certain qu'il faut voyager. »
Après cette longue conversation, le bon vieillard fit atteler un
carrosse à six moutons, et donna douze de ses domestiques aux
deux voyageurs pour les conduire à la cour : «
Excusez-moi, leur dit-il, si mon âge me prive de l'honneur de
vous accompagner. Le roi vous recevra d'une manière dont vous ne
serez pas mécontents, et vous pardonnerez sans doute aux usages
du pays s'il y en a quelques-uns qui vous déplaisent. »
Candide et Cacambo montent en carrosse ; les six moutons volaient, et
en moins de quatre heures on arriva au palais du roi, situé
à un bout de la capitale. Le portail était de deux cent
vingt pieds de haut et de cent de large ; il est impossible d'exprimer
quelle en était la matière. On voit assez quelle
supériorité prodigieuse elle devait avoir sur ces
cailloux et sur ce sable que nous nommons or et pierreries.
Vingt belles filles de la garde reçurent Candide et Cacambo
à la descente du carrosse, les conduisirent aux bains, les
vêtirent de robes d'un tissu de duvet de colibri ; après
quoi les grands officiers et les grandes officières de la
couronne les menèrent à l'appartement de Sa
Majesté, au milieu de deux files chacune de mille musiciens,
selon l'usage ordinaire. Quand ils approchèrent de la salle du
trône, Cacambo demanda à un grand officier comment il
fallait s'y prendre pour saluer Sa Majesté ; si on se jetait
à genoux ou ventre à terre ; si on mettait les mains sur
la tête ou sur le derrière ; si on léchait la
poussière de la salle ; en un mot, quelle était la
cérémonie. « L'usage, dit le grand officier, est
d'embrasser le roi et de le baiser des deux côtés. »
Candide et Cacambo sautèrent au cou de Sa Majesté, qui
les reçut avec toute la grâce imaginable et qui les pria
poliment à souper.
En attendant, on leur fit voir la ville, les édifices publics
élevés jusqu'aux nues, les marchés ornés de
mille colonnes, les fontaines d'eau pure, les fontaines d'eau rose,
celles de liqueurs de canne de sucre, qui coulaient continuellement
dans de grandes places, pavées d'une espèce de pierreries
qui répandaient une odeur semblable à celle du
gérofle et de la cannelle. Candide demanda à voir la cour
de justice, le parlement ; on lui dit qu'il n'y en avait point, et
qu'on ne plaidait jamais. Il s'informa s'il y avait des prisons, et on
lui dit que non. Ce qui le surprit davantage, et qui lui fit le plus de
plaisir, ce fut le palais des sciences, dans lequel il vit une galerie
de deux mille pas, toute pleine d'instruments de mathématique et
de physique.
Après avoir parcouru, toute l'après-dînée,
à peu près la millième partie de la ville, on les
ramena chez le roi. Candide se mit à table entre Sa
Majesté, son valet Cacambo et plusieurs dames. Jamais on ne fit
meilleure chère, et jamais on n'eut plus d'esprit à
souper qu'en eut Sa Majesté. Cacambo expliquait les bons mots du
roi à Candide, et quoique traduits, ils paraissaient toujours
des bons mots. De tout ce qui étonnait Candide, ce
n'était pas ce qui l'étonna le moins.
Ils passèrent un mois dans cet hospice. Candide ne cessait de
dire à Cacambo : « Il est vrai, mon ami, encore une fois,
que le château où je suis né ne vaut pas le pays
où nous sommes ; mais enfin Mlle Cunégonde n'y est pas,
et vous avez sans doute quelque maîtresse en Europe. Si nous
restons ici, nous n'y serons que comme les autres ; au lieu que si nous
retournons dans notre monde seulement avec douze moutons chargés
de cailloux d'Eldorado, nous serons plus riches que tous les rois
ensemble, nous n'aurons plus d'inquisiteurs à craindre, et nous
pourrons aisément reprendre Mlle Cunégonde. »
Ce discours plut à Cacambo : on aime tant à courir,
à se faire valoir chez les siens, à faire parade de ce
qu'on a vu dans ses voyages, que les deux heureux résolurent de
ne plus l'être et de demander leur congé à Sa
Majesté.
« Vous faites une sottise, leur dit le roi ; je sais bien que mon
pays est peu de chose ; mais, quand on est passablement quelque part,
il faut y rester ; je n'ai pas assurément le droit de retenir
des étrangers ; c'est une tyrannie qui n'est ni dans nos moeurs,
ni dans nos lois : tous les hommes sont libres ; partez quand vous
voudrez, mais la sortie est bien difficile. Il est impossible de
remonter la rivière rapide sur laquelle vous êtes
arrivés par miracle, et qui court sous des voûtes de
rochers. Les montagnes qui entourent tout mon royaume ont dix mille
pieds de hauteur, et sont droites comme des murailles ; elles occupent
chacune en largeur un espace de plus de dix lieues ; on ne peut en
descendre que par des précipices. Cependant, puisque vous voulez
absolument partir, je vais donner ordre aux intendants des machines
d'en faire une qui puisse vous transporter commodément. Quand on
vous aura conduits au revers des montagnes, personne ne pourra vous
accompagner ; car mes sujets ont fait voeu de ne jamais sortir de leur
enceinte, et ils sont trop sages pour rompre leur voeu. Demandez-moi
d'ailleurs tout ce qu'il vous plaira. -- Nous ne demandons à
Votre Majesté, dit Cacambo, que quelques moutons chargés
de vivres, de cailloux, et de la boue du pays. » Le roi rit.
« Je ne conçois pas, dit-il, quel goût vos gens
d'Europe ont pour notre boue jaune ; mais emportez-en tant que vous
voudrez, et grand bien vous fasse. »
Il donna l'ordre sur-le-champ à ses ingénieurs de faire
une machine pour guinder ces deux hommes extraordinaires hors du
royaume. Trois mille bons physiciens y travaillèrent ; elle fut
prête au bout de quinze jours, et ne coûta pas plus de
vingt millions de livres sterling, monnaie du pays. On mit sur la
machine Candide et Cacambo ; il y avait deux grands moutons rouges
sellés et bridés pour leur servir de monture quand ils
auraient franchi les montagnes, vingt moutons de bât
chargés de vivres, trente qui portaient des présents de
ce que le pays a de plus curieux, et cinquante chargés d'or, de
pierreries et de diamants. Le roi embrassa tendrement les deux
vagabonds.
Ce fut un beau spectacle que leur départ, et la manière
ingénieuse dont ils furent hissés, eux et leurs moutons,
au haut des montagnes. Les physiciens prirent congé d'eux
après les avoir mis en sûreté, et Candide n'eut
plus d'autre désir et d'autre objet que d'aller présenter
ses moutons à Mlle Cunégonde. « Nous avons, dit-il,
de quoi payer le gouverneur de Buenos- Ayres, si Mlle Cunégonde
peut être mise à prix. Marchons vers la Cayenne,
embarquons- nous, et nous verrons ensuite quel royaume nous pourrons
acheter. »
CHAPITRE DIX-NEUVIÈME
-----------------------------
CE QUI LEUR ARRIVA À SURINAM,
ET COMMENT CANDIDE
FIT CONNAISSANCE AVEC MARTIN
La première journée de nos deux voyageurs fut assez
agréable. Ils étaient encouragés par l'idée
de se voir possesseur de plus de trésors que l'Asie, l'Europe et
l'Afrique n'en pouvaient rassembler. Candide, transporté,
écrivit le nom de Cunégonde sur les arbres. À la
seconde journée deux de leurs moutons s'enfoncèrent dans
des marais, et y furent abîmés avec leurs charges ; deux
autres moutons moururent de fatigue quelques jours après ; sept
ou huit périrent ensuite de faim dans un désert ;
d'autres tombèrent au bout de quelques jours dans des
précipices. Enfin, après cent jours de marche, il ne leur
resta que deux moutons. Candide dit à Cacambo : « Mon ami,
vous voyez comme les richesses de ce monde sont périssables ; il
n'y a rien de solide que la vertu et le bonheur de revoir Mlle
Cunégonde. -- Je l'avoue, dit Cacambo ; mais il nous reste
encore deux moutons avec plus de trésors que n'en aura jamais le
roi d'Espagne, et je vois de loin une ville que je soupçonne
être Surinam, appartenant aux Hollandais. Nous sommes au bout de
nos peines et au commencement de notre félicité. »
En approchant de la ville, ils rencontrèrent un nègre
étendu par terre, n'ayant plus que la moitié de son
habit, c'est-à-dire d'un caleçon de toile bleue ; il
manquait à ce pauvre homme la jambe gauche et la main droite.
« Eh, mon Dieu ! lui dit Candide en hollandais, que fais- tu
là, mon ami, dans l'état horrible où je te vois ?
-- J'attends mon maître, M. Vanderdendur, le fameux
négociant, répondit le nègre. -- Est-ce M.
Vanderdendur, dit Candide, qui t'a traité ainsi ? -- Oui,
monsieur, dit le nègre, c'est l'usage. On nous donne un
caleçon de toile pour tout vêtement deux fois
l'année. Quand nous travaillons aux sucreries, et que la meule
nous attrape le doigt, on nous coupe la main ; quand nous voulons nous
enfuir, on nous coupe la jambe : je me suis trouvé dans les deux
cas. C'est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe.
Cependant, lorsque ma mère me vendit dix écus patagons
sur la côte de Guinée, elle me disait : " Mon cher enfant,
bénis nos fétiches, adore-les toujours, ils te feront
vivre heureux, tu as l'honneur d'être esclave de nos seigneurs
les blancs, et tu fais par là la fortune de ton père et
de ta mère. " Hélas ! je ne sais pas si j'ai fait leur
fortune, mais ils n'ont pas fait la mienne. Les chiens, les singes et
les perroquets sont mille fois moins malheureux que nous. Les
fétiches hollandais qui m'ont converti me disent tous les
dimanches que nous sommes tous enfants d'Adam, blancs et noirs. Je ne
suis pas généalogiste ; mais si ces prêcheurs
disent vrai, nous sommes tous cousins issus de germains. Or vous
m'avouerez qu'on ne peut pas en user avec ses parents d'une
manière plus horrible.
-- Ô Pangloss ! s'écria Candide, tu n'avais pas
deviné cette abomination ; c'en est fait, il faudra qu'à
la fin je renonce à ton optimisme. -- Qu'est-ce qu'optimisme ?
disait Cacambo. -- Hélas ! dit Candide, c'est la rage de
soutenir que tout est bien quand on est mal. » Et il versait des
larmes en regardant son nègre, et en pleurant il entra dans
Surinam.
La première chose dont ils s'informent, c'est s'il n'y a point
au port quelque vaisseau qu'on pût envoyer à Buenos-Ayres.
Celui à qui ils s'adressèrent était justement un
patron espagnol, qui s'offrit à faire avec eux un marché
honnête. Il leur donna rendez-vous dans un cabaret. Candide et le
fidèle Cacambo allèrent l'y attendre avec leurs deux
moutons.
Candide, qui avait le coeur sur les lèvres, conta à
l'Espagnol toutes ses aventures, et lui avoua qu'il voulait enlever
Mlle Cunégonde. « Je me garderai bien de vous passer
à Buenos- Ayres, dit le patron : je serais pendu et vous aussi.
La belle Cunégonde est la maîtresse favorite de
monseigneur. » Ce fut un coup de foudre pour Candide ; il pleura
longtemps ; enfin il tira à part Cacambo : « Voici, mon
cher ami, lui dit-il, ce qu'il faut que tu fasses. Nous avons chacun
dans nos poches pour cinq ou six millions de diamants ; tu es plus
habile que moi ; va prendre Mlle Cunégonde à
Buenos-Ayres. Si le gouverneur fait quelques difficultés,
donne-lui un million ; s'il ne se rend pas, donne-lui-en deux ; tu n'as
point tué d'inquisiteur, on ne se défiera point de toi.
J'équiperai un autre vaisseau ; j'irai t'attendre à
Venise ; c'est un pays libre où l'on n'a rien à craindre
ni des Bulgares, ni des Abares, ni des Juifs, ni des inquisiteurs.
» Cacambo applaudit à cette sage résolution. Il
était au désespoir de se séparer d'un bon
maître, devenu son ami intime ; mais le plaisir de lui être
utile l'emporta sur la douleur de le quitter. Ils s'embrassèrent
en versant des larmes. Candide lui recommanda de ne point oublier la
bonne vieille. Cacambo partit dès le jour même :
c'était un très bon homme que ce Cacambo.
Candide resta encore quelque temps à Surinam, et attendit qu'un
autre patron voulût le mener en Italie, lui et les deux moutons
qui lui restaient. Il prit des domestiques, et acheta tout ce qui lui
était nécessaire pour un long voyage ; enfin M.
Vanderdendur, maître d'un gros vaisseau, vint se présenter
à lui. « Combien voulez-vous, demanda-t-il à cet
homme, pour me mener en droiture à Venise, moi, mes gens, mon
bagage, et les deux moutons que voilà ? » Le patron
s'accorda à dix mille piastres. Candide n'hésita pas.
« Oh ! oh ! dit à part soi le prudent Vanderdendur, cet
étranger donne dix mille piastres tout d'un coup ! il faut qu'il
soit bien riche. » Puis, revenant un moment après, il
signifia qu'il ne pouvait partir à moins de vingt mille. «
Eh bien ! vous les aurez », dit Candide.
« Ouais ! se dit tout bas le marchand, cet homme donne vingt
mille piastres aussi aisément que dix mille. » Il revint
encore, et dit qu'il ne pouvait le conduire à Venise à
moins de trente mille piastres. « Vous en aurez donc trente mille
» répondit Candide.
« Oh ! oh ! se dit encore le marchand hollandais, trente mille
piastres ne coûtent rien à cet homme-ci ; sans doute les
deux moutons portent des trésors immenses ; n'insistons pas
davantage : faisons-nous d'abord payer les trente mille piastres, et
puis nous verrons. » Candide vendit deux petits diamants, dont le
moindre valait plus que tout l'argent que demandait le patron. Il le
paya d'avance. Les deux moutons furent embarqués. Candide
suivait dans un petit bateau pour joindre le vaisseau à la rade
; le patron prend son temps, met à la voile, démarre ; le
vent le favorise. Candide, éperdu et stupéfait, le perd
bientôt de vue. « Hélas ! cria-t-il, voilà un
tour digne de l'ancien monde. » Il retourne au rivage,
abîmé dans la douleur ; car enfin il avait perdu de quoi
faire la fortune de vingt monarques.
Il se transporte chez le juge hollandais ; et comme il était un
peu troublé, il frappe rudement à la porte ; il entre,
expose son aventure, et crie un peu plus haut qu'il ne convenait. Le
juge commença par lui faire payer dix mille piastres pour le
bruit qu'il avait fait. Ensuite il l'écouta patiemment, lui
promit d'examiner son affaire sitôt que le marchand serait
revenu, et se fit payer dix mille autres piastres pour les frais de
l'audience.
Ce procédé acheva de désespérer Candide ;
il avait à la vérité essuyé des malheurs
mille fois plus douloureux ; mais le sang-froid du juge, et celui du
patron dont il était volé, alluma sa bile, et le plongea
dans une noire mélancolie. La méchanceté des
hommes se présentait à son esprit dans toute sa laideur ;
il ne se nourrissait que d'idées tristes. Enfin, un vaisseau
français étant sur le point de partir pour Bordeaux,
comme il n'avait plus de moutons chargés de diamants à
embarquer, il loua une chambre du vaisseau à juste prix, et fit
signifier dans la ville qu'il payerait le passage, la nourriture, et
donnerait deux mille piastres à un honnête homme qui
voudrait faire le voyage avec lui, à condition que cet homme
serait le plus dégoûté de son état et le
plus malheureux de la province.
Il se présenta une foule de prétendants qu'une flotte
n'aurait pu contenir. Candide voulant choisir entre les plus apparents,
il distingua une vingtaine de personnes qui lui paraissaient assez
sociables, et qui toutes prétendaient mériter la
préférence. Il les assembla dans son cabaret, et leur
donna à souper, à condition que chacun ferait serment de
raconter fidèlement son histoire, promettant de choisir celui
qui lui paraîtrait le plus à plaindre et le plus
mécontent de son état à plus juste titre, et de
donner aux autres quelques gratifications.
La séance dura jusqu'à quatre heures du matin. Candide,
en écoutant toutes leurs aventures, se ressouvenait de ce que
lui avait dit la vieille en allant à Buenos-Ayres, et de la
gageure qu'elle avait faite, qu'il n'y avait personne sur le vaisseau
à qui il ne fût arrivé de très grands
malheurs. Il songeait à Pangloss à chaque aventure qu'on
lui contait, « Ce Pangloss, disait-il, serait bien
embarrassé à démontrer son système. Je
voudrais qu'il fût ici. Certainement, si tout va bien, c'est dans
Eldorado, et non pas dans le reste de la terre. » Enfin il se
détermina en faveur d'un pauvre savant qui avait
travaillé dix ans pour les libraires d'Amsterdam. Il jugea qu'il
n'y avait point de métier au monde dont on dût être
plus dégoûté.
Ce savant, qui était d'ailleurs un bon homme, avait
été volé par sa femme, battu par son fils, et
abandonné de sa fille qui s'était fait enlever par un
Portugais. Il venait d'être privé d'un petit emploi duquel
il subsistait ; et les prédicants de Surinam le
persécutaient parce qu'ils le prenaient pour un socinien. Il
faut avouer que les autres étaient pour le moins aussi
malheureux que lui ; mais Candide espérait que le savant le
désennuierait dans le voyage. Tous ses autres rivaux
trouvèrent que Candide leur faisait une grande injustice ; mais
il les apaisa en leur donnant à chacun cent piastres.
CHAPITRE VINGTIÈME
---------------------
CE QUI ARRIVA SUR MER
A CANDIDE ET À MARTIN
Le vieux savant, qui s'appelait Martin, s'embarqua donc pour Bordeaux
avec Candide. L'un et l'autre avaient beaucoup vu et beaucoup souffert
; et quand le vaisseau aurait dû faire voile de Surinam au Japon
par le cap de Bonne-Espérance, ils auraient eu de quoi
s'entretenir du mal moral et du mal physique pendant tout le voyage.
Cependant Candide avait un grand avantage sur Martin, c'est qu'il
espérait toujours revoir Mlle Cunégonde, et que Martin
n'avait rien à espérer ; de plus, il avait de l'or et des
diamants ; et, quoiqu'il eût perdu cent gros moutons rouges
chargés des plus grands trésors de la terre, quoiqu'il
eût toujours sur le coeur la friponnerie du patron hollandais,
cependant, quand il songeait à ce qui lui restait dans ses
poches, et quand il parlait de Cunégonde, surtout à la
fin du repas, il penchait alors pour le système de Pangloss.
« Mais vous, monsieur Martin, dit-il au savant, que pensez-vous
de tout cela ? Quelle est votre idée sur le mal moral et le mal
physique ? -- Monsieur, répondit Martin, mes prêtres m'ont
accusé d'être socinien ; mais la vérité du
fait est que je suis manichéen. -- Vous vous moquez de moi, dit
Candide, il n'y a plus de manichéens dans le monde. -- Il y a
moi, dit Martin ; je ne sais qu'y faire, mais je ne peux penser
autrement. -- Il faut que vous ayez le diable au corps, dit Candide. --
Il se mêle si fort des affaires de ce monde, dit Martin, qu'il
pourrait bien être dans mon corps, comme partout ailleurs ; mais
je vous avoue qu'en jetant la vue sur ce globe, ou plutôt sur ce
globule, je pense que Dieu l'a abandonné à quelque
être malfaisant ; j'en excepte toujours Eldorado. Je n'ai
guère vu de ville qui ne désirât la ruine de la
ville voisine, point de famille qui ne voulût exterminer quelque
autre famille. Partout les faibles ont en exécration les
puissants devant lesquels ils rampent, et les puissants les traitent
comme des troupeaux dont on vend la laine et la chair. Un million
d'assassins enrégimentés, courant d'un bout de l'Europe
à l'autre, exerce le meurtre et le brigandage avec discipline
pour gagner son pain, parce qu'il n'a pas de métier plus
honnête ; et dans les villes qui paraissent jouir de la paix et
où les arts fleurissent, les hommes sont dévorés
de plus d'envie, de soins et d'inquiétudes qu'une ville
assiégée n'éprouve de fléaux. Les chagrins
secrets sont encore plus cruels que les misères publiques. En un
mot, j'en ai tant vu, et tant éprouvé, que je suis
manichéen.
-- Il y a pourtant du bon, répliquait Candide. -- Cela peut
être, disait Martin, mais je ne le connais pas. »
Au milieu de cette dispute, on entendit un bruit de canon. Le bruit
redouble de moment en moment. Chacun prend sa lunette. On
aperçoit deux vaisseaux qui combattaient à la distance
d'environ trois milles ; le vent les amena l'un et l'autre si
près du vaisseau français qu'on eut le plaisir de voir le
combat tout à son aise. Enfin l'un des deux vaisseaux
lâcha à l'autre une bordée si bas et si juste qu'il
le coula à fond. Candide et Martin aperçurent
distinctement une centaine d'hommes sur le tillac du vaisseau qui
s'enfonçait ; ils levaient tous les mains au ciel et jetaient
des clameurs effroyables ; en un moment tout fut englouti.
« Eh bien ! dit Martin, voilà comme les hommes se traitent
les uns les autres. -- Il est vrai, dit Candide, qu'il y a quelque
chose de diabolique dans cette affaire. » En parlant ainsi, il
aperçut je ne sais quoi d'un rouge éclatant qui nageait
auprès de son vaisseau. On détacha la chaloupe pour voir
ce que ce pouvait être : c'était un de ses moutons.
Candide eut plus de joie de retrouver ce mouton qu'il n'avait
été affligé d'en perdre cent tous chargés
de gros diamants d'Eldorado.
Le capitaine français aperçut bientôt que le
capitaine du vaisseau submergeant était espagnol, et que celui
du vaisseau submergé était un pirate hollandais ;
c'était celui-là même qui avait volé
Candide. Les richesses immenses dont ce scélérat
s'était emparé furent ensevelies avec lui dans la mer, et
il n'y eut qu'un mouton de sauvé. « Vous voyez, dit
Candide à Martin, que le crime est puni quelquefois : ce coquin
de patron hollandais a eu le sort qu'il méritait. -- Oui, dit
Martin, mais fallait-il que les passagers qui étaient sur son
vaisseau périssent aussi ? Dieu a puni ce fripon, le diable a
noyé les autres. »
Cependant le vaisseau français et l'espagnol continuèrent
leur route, et Candide continua ses conversations avec Martin. Ils
disputèrent quinze jours de suite, et au bout de quinze jours
ils étaient aussi avancés que le premier. Mais enfin ils
parlaient, ils se communiquaient des idées, ils se consolaient.
Candide caressait son mouton. « Puisque je t'ai retrouvé,
dit-il, je pourrai bien retrouver Cunégonde. »
CHAPITRE VINGT ET UNIÈME
------------------------------
CANDIDE ET MARTIN
APPROCHENT DES CÔTES DE FRANCE
ET RAISONNENT
On aperçut enfin les côtes de France. « Avez-vous
jamais été en France, monsieur Martin ? dit Candide. --
Oui, dit Martin, j'ai parcouru plusieurs provinces. Il y en a où
la moitié des habitants est folle, quelques-unes où l'on
est trop rusé, d'autres où l'on est communément
assez doux et assez bête, d'autres où l'on fait le bel
esprit ; et dans toutes, la principale occupation est l'amour, la
seconde de médire, et la troisième de dire des sottises.
-- Mais, monsieur Martin, avez-vous vu Paris ? -- Oui, j'ai vu Paris ;
il tient de toutes ces espèces-là ; c'est un chaos, c'est
une presse dans laquelle tout le monde cherche le plaisir, et où
presque personne ne le trouve, du moins à ce qu'il m'a paru. J'y
ai séjourné peu ; j'y fus volé, en arrivant, de
tout ce que j'avais, par des filous, à la foire Saint-Germain ;
on me prit moi- même pour un voleur, et je fus huit jours en
prison ; après quoi je me fis correcteur d'imprimerie pour
gagner de quoi retourner à pied en Hollande. Je connus la
canaille écrivante, la canaille cabalante, et la canaille
convulsionnaire. On dit qu'il y a des gens fort polis dans cette
ville-là ; je le veux croire.
-- Pour moi, je n'ai nulle curiosité de voir la France, dit
Candide ; vous devinez aisément que, quand on a passé un
mois dans Eldorado, on ne se soucie plus de rien voir sur la terre que
Mlle Cunégonde ; je vais l'attendre à Venise ; nous
traverserons la France pour aller en Italie ; ne m'accompagnerez-vous
pas ? -- Très volontiers, dit Martin ; on dit que Venise n'est
bonne que pour les nobles Vénitiens, mais que cependant on y
reçoit très bien les étrangers quand ils ont
beaucoup d'argent ; je n'en ai point, vous en avez, je vous suivrai
partout. -- À propos, dit Candide, pensez-vous que la terre ait
été originairement une mer, comme on l'assure dans ce
gros livre qui appartient au capitaine du vaisseau ? -- Je n'en crois
rien du tout, dit Martin, non plus que de toutes les rêveries
qu'on nous débite depuis quelque temps. -- Mais à quelle
fin ce monde a-t-il donc été formé ? dit Candide.
-- Pour nous faire enrager, répondit Martin. --
N'êtes-vous pas bien étonné, continua Candide, de
l'amour que ces deux filles du pays des Oreillons avaient pour ces deux
singes, et dont je vous ai conté l'aventure ? -- Point du tout,
dit Martin ; je ne vois pas ce que cette passion a d'étrange ;
j'ai tant vu de choses extraordinaires, qu'il n'y a plus rien
d'extraordinaire. -- Croyez-vous, dit Candide, que les hommes se soient
toujours mutuellement massacrés comme ils font aujourd'hui ?
qu'ils aient toujours été menteurs, fourbes, perfides,
ingrats, brigands, faibles, volages, lâches, envieux, gourmands,
ivrognes, avares, ambitieux, sanguinaires, calomniateurs,
débauchés, fanatiques, hypocrites et sots ? --
Croyez-vous, dit Martin, que les éperviers aient toujours
mangé des pigeons quand ils en ont trouvé ? -- Oui, sans
doute, dit Candide. -- Eh bien ! dit Martin, si les éperviers
ont toujours eu le même caractère, pourquoi voulez-vous
que les hommes aient changé le leur ? -- Oh ! dit Candide, il y
a bien de la différence, car le libre arbitre... » En
raisonnant ainsi, ils arrivèrent à Bordeaux.
CHAPITRE VINGT-DEUXIÈME
-----------------------
CE QUI ARRIVA EN FRANCE
À CANDIDE ET À MARTIN
Candide ne s'arrêta dans Bordeaux qu'autant de temps qu'il en
fallait pour vendre quelques cailloux du Dorado, et pour s'accommoder
d'une bonne chaise à deux places ; car il ne pouvait plus se
passer de son philosophe Martin. Il fut seulement très
fâché de se séparer de son mouton, qu'il laissa
à l'Académie des sciences de Bordeaux, laquelle proposa
pour le sujet du prix de cette année de trouver pourquoi la
laine de ce mouton était rouge ; et le prix fut adjugé
à un savant du Nord, qui démontra par A plus B, moins C,
divisé par Z, que le mouton devait être rouge, et mourir
de la clavelée.
Cependant tous les voyageurs que Candide rencontra dans les cabarets de
la route lui disaient : « Nous allons à Paris. » Cet
empressement général lui donna enfin l'envie de voir
cette capitale ; ce n'était pas beaucoup se détourner du
chemin de Venise.
Il entra par le faubourg Saint-Marceau, et crut être dans le plus
vilain village de la Westphalie.
A peine Candide fut-il dans son auberge qu'il fut attaqué d'une
maladie légère causée par ses fatigues. Comme il
avait au doigt un diamant énorme, et qu'on avait aperçu
dans son équipage une cassette prodigieusement pesante, il eut
aussitôt auprès de lui deux médecins qu'il n'avait
pas mandés, quelques amis intimes qui ne le quittèrent
pas, et deux dévotes qui faisaient chauffer ses bouillons.
Martin disait : « Je me souviens d'avoir été malade
aussi à Paris dans mon premier voyage ; j'étais fort
pauvre : aussi n'eus-je ni amis, ni dévotes, ni médecins,
et je guéris. »
Cependant, à force de médecines et de saignées, la
maladie de Candide devint sérieuse. Un habitué du
quartier vint avec douceur lui demander un billet payable au porteur
pour l'autre monde ; Candide n'en voulut rien faire. Les dévotes
l'assurèrent que c'était une nouvelle mode ; Candide
répondit qu'il n'était point homme à la mode.
Martin voulut jeter l'habitué par les fenêtres. Le clerc
jura qu'on n'enterrerait point Candide. Martin jura qu'il enterrerait
le clerc s'il continuait à les importuner. La querelle
s'échauffa ; Martin le prit par les épaules et le chassa
rudement ; ce qui causa un grand scandale, dont on fit un
procès-verbal.
Candide guérit ; et pendant sa convalescence il eut très
bonne compagnie à souper chez lui. On jouait gros jeu. Candide
était tout étonné que jamais les as ne lui
vinssent ; et Martin ne s'en étonnait pas.
Parmi ceux qui lui faisaient les honneurs de la ville, il y avait un
petit abbé périgourdin, l'un de ces gens
empressés, toujours alertes, toujours serviables,
effrontés, caressants, accommodants, qui guettent les
étrangers à leur passage, leur content l'histoire
scandaleuse de la ville, et leur offrent des plaisirs à tout
prix. Celui-ci mena d'abord Candide et Martin à la
comédie. On y jouait une tragédie nouvelle. Candide se
trouva placé auprès de quelques beaux esprits. Cela ne
l'empêcha pas de pleurer à des scènes jouées
parfaitement. Un des raisonneurs qui étaient à ses
côtés lui dit dans un entracte : « Vous avez grand
tort de pleurer : cette actrice est fort mauvaise ; l'acteur qui joue
avec elle est plus mauvais acteur encore ; la pièce est encore
plus mauvaise que les acteurs ; l'auteur ne sait pas un mot d'arabe, et
cependant la scène est en Arabie ; et, de plus, c'est un homme
qui ne croit pas aux idées innées : je vous apporterai
demain vingt brochures contre lui. -- Monsieur, combien avez- vous de
pièces de théâtre en France ? » dit Candide
à l'abbé ; lequel répondit : « Cinq ou six
mille. -- C'est beaucoup, dit Candide ; combien y en a-t-il de bonnes ?
-- Quinze ou seize, répliqua l'autre. -- C'est beaucoup »,
dit Martin.
Candide fut très content d'une actrice qui faisait la reine
Élisabeth dans une assez plate tragédie que l'on joue
quelquefois. « Cette actrice, dit-il à Martin, me
plaît beaucoup ; elle a un faux air de Mlle Cunégonde ; je
serais bien aise de la saluer. » L'abbé périgourdin
s'offrit à l'introduire chez elle. Candide, élevé
en Allemagne, demanda quelle était l'étiquette, et
comment on traitait en France les reines d'Angleterre. « Il faut
distinguer, dit l'abbé ; en province, on les mène au
cabaret ; à Paris, on les respecte quand elles sont belles, et
on les jette à la voirie quand elles sont mortes. -- Des reines
à la voirie ! dit Candide. -- Oui vraiment, dit Martin ;
monsieur l'abbé a raison : j'étais à Paris quand
Mlle Monime passa, comme on dit, de cette vie à l'autre ; on lui
refusa ce que ces gens-ci appellent les honneurs de la
sépulture, c'est-à-dire de pourrir avec tous les gueux du
quartier dans un vilain cimetière ; elle fut enterrée
toute seule de sa bande au coin de la rue de Bourgogne ; ce qui dut lui
faire une peine extrême, car elle pensait très noblement.
-- Cela est bien impoli, dit Candide. -- Que voulez-vous ? dit Martin ;
ces gens-ci sont ainsi faits. Imaginez toutes les contradictions,
toutes les incompatibilités possibles, vous les verrez dans le
gouvernement, dans les tribunaux, dans les églises, dans les
spectacles de cette drôle de nation. -- Est-il vrai qu'on rit
toujours à Paris ? dit Candide. -- Oui, dit l'abbé, mais
c'est en enrageant ; car on s'y plaint de tout avec de grands
éclats de rire ; et même on y fait en riant les actions
les plus détestables.
-- Quel est, dit Candide, ce gros cochon qui me disait tant de mal de
la pièce où j'ai tant pleuré et des acteurs qui
m'ont fait tant de plaisir ? -- C'est un mal vivant, répondit
l'abbé, qui gagne sa vie à dire du mal de toutes les
pièces et de tous les livres ; il hait quiconque réussit,
comme les eunuques haïssent les jouissants : c'est un de ces
serpents de la littérature qui se nourrissent de fange et de
venin ; c'est un folliculaire. -- Qu'appelez-vous folliculaire ? dit
Candide. -- C'est, dit l'abbé, un faiseur de feuilles, un
Fréron. »
C'est ainsi que Candide, Martin et le Périgourdin raisonnaient
sur l'escalier, en voyant défiler le monde au sortir de la
pièce. « Quoique je sois très empressé de
revoir Mlle Cunégonde, dit Candide, je voudrais pourtant souper
avec Mlle Clairon ; car elle m'a paru admirable. »
L'abbé n'était pas homme à approcher de Mlle
Clairon, qui ne voyait que bonne compagnie. « Elle est
engagée pour ce soir, dit-il ; mais j'aurai l'honneur de vous
mener chez une dame de qualité, et là vous
connaîtrez Paris comme si vous y aviez été quatre
ans. »
Candide, qui était naturellement curieux, se laissa mener chez
la dame, au fond du faubourg Saint-Honoré ; on y était
occupé d'un pharaon ; douze tristes pontes tenaient chacun en
main un petit livre de cartes, registre cornu de leurs infortunes. Un
profond silence régnait, la pâleur était sur le
front des pontes, l'inquiétude sur celui du banquier, et la dame
du logis, assise auprès de ce banquier impitoyable, remarquait
avec des yeux de lynx tous les parolis, tous les sept-et-le-va de
campagne, dont chaque joueur cornait ses cartes ; elle les faisait
décorner avec une attention sévère mais polie, et
ne se fâchait point, de peur de perdre ses pratiques : la dame se
faisait appeler la marquise de Parolignac. Sa fille, âgée
de quinze ans, était au nombre des pontes et avertissait d'un
clin d'oeil des friponneries de ces pauvres gens, qui tâchaient
de réparer les cruautés du sort. L'abbé
périgourdin, Candide et Martin entrèrent ; personne ne se
leva, ni les salua, ni les regarda ; tous étaient
profondément occupés de leurs cartes. « Madame la
baronne de Thunder-ten-tronckh était plus civile », dit
Candide.
Cependant l'abbé s'approcha de l'oreille de la marquise, qui se
leva à moitié, honora Candide d'un sourire gracieux, et
Martin d'un air de tête tout à fait noble ; elle fit
donner un siège et un jeu de cartes à Candide, qui perdit
cinquante mille francs en deux tailles ; après quoi on soupa
très gaiement, et tout le monde était
étonné que Candide ne fût pas ému de sa
perte ; les laquais disaient entre eux, dans leur langage de laquais :
« Il faut que ce soit quelque milord anglais. »
Le souper fut comme la plupart des soupers de Paris : d'abord du
silence, ensuite un bruit de paroles qu'on ne distingue point, puis des
plaisanteries dont la plupart sont insipides, de fausses nouvelles, de
mauvais raisonnements, un peu de politique et beaucoup de
médisance ; on parla même de livres nouveaux. «
Avez-vous lu, dit l'abbé périgourdin, le roman du sieur
Gauchat, docteur en théologie ? -- Oui, répondit un des
convives, mais je n'ai pu l'achever. Nous avons une foule
d'écrits impertinents, mais tous ensemble n'approchent pas de
l'impertinence de Gauchat, docteur en théologie ; je suis si
rassasié de cette immensité de détestables livres
qui nous inondent que je me suis mis à ponter au pharaon. -- Et
les Mélanges de l'archidiacre T..., qu'en dites-vous ? dit
l'abbé. -- Ah ! dit Mme de Parolignac, l'ennuyeux mortel ! comme
il vous dit curieusement tout ce que le monde sait ! comme il discute
pesamment ce qui ne vaut pas la peine d'être remarqué
légèrement ! comme il s'approprie sans esprit l'esprit
des autres ! comme il gâte ce qu'il pille ! comme il me
dégoûte ! Mais il ne me dégoûtera plus :
c'est assez d'avoir lu quelques pages de l'archidiacre. »
Il y avait à table un homme savant et de goût qui appuya
ce que disait la marquise. On parla ensuite de tragédies ; la
dame demanda pourquoi il y avait des tragédies qu'on jouait
quelquefois, et qu'on ne pouvait lire. L'homme de goût expliqua
très bien comment une pièce pouvait avoir quelque
intérêt et n'avoir presque aucun mérite ; il prouva
en peu de mots que ce n'était pas assez d'amener une ou deux de
ces situations qu'on trouve dans tous les romans, et qui
séduisent toujours les spectateurs, mais qu'il faut être
neuf sans être bizarre, souvent sublime, et toujours naturel ;
connaître le coeur humain et le faire parler ; être grand
poète sans que jamais aucun personnage de la pièce
paraisse poète ; savoir parfaitement sa langue, la parler avec
pureté, avec une harmonie continue, sans que jamais la rime
coûte rien au sens. « Quiconque, ajouta-t-il, n'observe pas
toutes ces règles peut faire une ou deux tragédies
applaudies au théâtre, mais il ne sera jamais
compté au rang des bons écrivains ; il y a très
peu de bonnes tragédies ; les unes sont des idylles en dialogues
bien écrits et bien rimés ; les autres, des raisonnements
politiques qui endorment, ou des amplifications qui rebutent ; les
autres, des rêves d'énergumène, en style barbare,
des propos interrompus, de longues apostrophes aux dieux, parce qu'on
ne sait point parler aux hommes, des maximes fausses, des lieux communs
ampoulés. »
Candide écouta ce propos avec attention, et conçut une
grande idée du discoureur ; et, comme la marquise avait eu soin
de le placer à côté d'elle, il s'approcha de son
oreille, et prit la liberté de lui demander qui était cet
homme qui parlait si bien. « C'est un savant, dit la dame, qui ne
ponte point, et que l'abbé m'amène quelquefois à
souper ; il se connaît parfaitement en tragédies et en
livres, et il a fait une tragédie sifflée et un livre
dont on n'a jamais vu hors de la boutique de son libraire qu'un
exemplaire qu'il m'a dédié. -- Le grand homme ! dit
Candide ; c'est un autre Pangloss. »
Alors, se tournant vers lui, il lui dit : « Monsieur, vous pensez
sans doute que tout est au mieux dans le monde physique et dans le
moral, et que rien ne pouvait être autrement ? -- Moi, monsieur,
lui répondit le savant, je ne pense rien de tout cela : je
trouve que tout va de travers chez nous ; que personne ne sait ni quel
est son rang, ni quelle est sa charge, ni ce qu'il fait, ni ce qu'il
doit faire, et qu'excepté le souper, qui est assez gai et
où il paraît assez d'union, tout le reste du temps se
passe en querelles impertinentes : jansénistes contre
molinistes, gens du parlement contre gens d'église, gens de
lettres contre gens de lettres, courtisans contre courtisans,
financiers contre le peuple, femmes contre maris, parents contre
parents ; c'est une guerre éternelle. »
Candide lui répliqua : « J'ai vu pis. Mais un sage, qui
depuis a eu le malheur d'être pendu, m'apprit que tout cela est
à merveille ; ce sont des ombres à un beau tableau. _
Votre pendu se moquait du monde, dit Martin ; vos ombres sont des
taches horribles. -- Ce sont les hommes qui font les taches, dit
Candide, et ils ne peuvent pas s'en dispenser. -- Ce n'est donc pas
leur faute », dit Martin. La plupart des pontes, qui
n'entendaient rien à ce langage, buvaient ; et Martin raisonna
avec le savant, et Candide raconta une partie de ses aventures à
la dame du logis.
Après soupé, la marquise mena Candide dans son cabinet et
le fit asseoir sur un canapé. « Eh bien ! lui dit-elle,
vous aimez donc toujours éperdument Mlle Cunégonde de
Thunder- ten-tronckh ? -- Oui, madame », répondit Candide.
La marquise lui répliqua avec un souris tendre : « Vous me
répondez comme un jeune homme de Westphalie ; un Français
m'aurait dit : " Il est vrai que j'ai aimé Mlle Cunégonde
; mais en vous voyant, madame, je crains de ne la plus aimer. ² --
Hélas ! madame, dit Candide, je répondrai comme vous
voudrez. -- Votre passion pour elle, dit la marquise, a commencé
en ramassant son mouchoir ; je veux que vous ramassiez ma
jarretière. -- De tout mon coeur », dit Candide ; et il la
ramassa. « Mais je veux que vous me la remettiez », dit la
dame ; et Candide la lui remit. « Voyez- vous, dit la dame, vous
êtes étranger, je fais quelquefois languir mes amants de
Paris quinze jours, mais je me rends à vous dès la
première nuit, parce qu'il faut faire les honneurs de son pays
à un jeune homme de Westphalie. » La belle, ayant
aperçu deux énormes diamants aux deux mains de son jeune
étranger, les loua de si bonne foi que des doigts de Candide ils
passèrent aux doigts de la marquise.
Candide, en s'en retournant avec son abbé périgourdin,
sentit quelques remords d'avoir fait une infidélité
à Mlle Cunégonde ; monsieur l'abbé entra dans sa
peine ; il n'avait qu'une légère part aux cinquante mille
livres perdues au jeu par Candide, et à la valeur des deux
brillants moitié donnés, moitié extorqués.
Son dessein était de profiter, autant qu'il le pourrait, des
avantages que la connaissance de Candide pouvait lui procurer. Il lui
parla beaucoup de Cunégonde ; et Candide lui dit qu'il
demanderait bien pardon à cette belle de son
infidélité, quand il la verrait à Venise.
Le Périgourdin redoublait de politesse et d'attentions, et
prenait un intérêt tendre à tout ce que Candide
disait, à tout ce qu'il faisait, à tout ce qu'il voulait
faire.
« Vous avez donc, monsieur, lui dit-il, un rendez-vous à
Venise ? -- Oui, monsieur l'abbé, dit Candide ; il faut
absolument que j'aille trouver Mlle Cunégonde. » Alors,
engagé par le plaisir de parler de ce qu'il aimait, il conta,
selon son usage, une partie de ses aventures avec cette illustre
Westphalienne.
« Je crois, dit l'abbé, que Mlle Cunégonde a bien
de l'esprit, et qu'elle écrit des lettres charmantes ? -- Je
n'en ai jamais reçu, dit Candide ; car figurez-vous qu'ayant
été chassé du château pour l'amour d'elle,
je ne pus lui écrire ; que bientôt après j'appris
qu'elle était morte, qu'ensuite je la retrouvai, et que je la
perdis, et que je lui ai envoyé à deux mille cinq cents
lieues d'ici un exprès dont j'attends la réponse. »
L'abbé écoutait attentivement, et paraissait un peu
rêveur. Il prit bientôt congé des deux
étrangers, après les avoir tendrement embrassés.
Le lendemain Candide reçut à son réveil une lettre
conçue en ces termes :
«Monsieur, mon très cher amant, il y a huit jours que je
suis malade en cette ville ; j'apprends que vous y êtes. Je
volerais dans vos bras si je pouvais remuer. J'ai su votre passage
à Bordeaux ; j'y ai laissé le fidèle Cacambo et la
vieille, qui doivent bientôt me suivre. Le gouverneur de
Buenos-Ayres a tout pris, mais il me reste votre coeur. Venez, votre
présence me rendra la vie, ou me fera mourir de plaisir.»
Cette lettre charmante, cette lettre inespérée,
transporta Candide d'une joie inexprimable ; et la maladie de sa
chère Cunégonde l'accabla de douleur. Partagé
entre ces deux sentiments, il prend son or et ses diamants, et se fait
conduire avec Martin à l'hôtel où Mlle
Cunégonde demeurait. Il entre en tremblant d'émotion, son
coeur palpite, sa voix sanglote ; il veut ouvrir les rideaux du lit, il
veut faire apporter de la lumière. « Gardez-vous-en bien,
lui dit la suivante, la lumière la tue » ; et soudain elle
referme le rideau. « Ma chère Cunégonde, dit
Candide en pleurant, comment vous portez-vous ? si vous ne pouvez me
voir, parlez-moi du moins. -- Elle ne peut parler », dit la
suivante. La dame alors tire du lit une main potelée que Candide
arrose longtemps de ses larmes, et qu'il remplit ensuite de diamants,
en laissant un sac plein d'or sur le fauteuil.
Au milieu de ses transports arrive un exempt suivi de l'abbé
périgourdin et d'une escouade. « Voilà donc,
dit-il, ces deux étrangers suspects ? » Il les fait
incontinent saisir, et ordonne à ses braves de les traîner
en prison. « Ce n'est pas ainsi qu'on traite les voyageurs dans
le Dorado, dit Candide. -- Je suis plus manichéen que jamais,
dit Martin. -- Mais, monsieur, où nous menez-vous ? dit Candide.
-- Dans un cul de basse-fosse », dit l'exempt.
Martin, ayant repris son sang-froid, jugea que la dame qui se
prétendait Cunégonde était une friponne, monsieur
l'abbé périgourdin un fripon qui avait abusé au
plus vite de l'innocence de Candide, et l'exempt un autre fripon dont
on pouvait aisément se débarrasser.
Plutôt que de s'exposer aux procédures de la justice,
Candide, éclairé par son conseil, et d'ailleurs toujours
impatient de revoir la véritable Cunégonde, propose
à l'exempt trois petits diamants d'environ trois mille pistoles
chacun. « Ah ! monsieur, lui dit l'homme au bâton d'ivoire,
eussiez-vous commis tous les crimes imaginables, vous êtes le
plus honnête homme du monde ; trois diamants ! chacun de trois
mille pistoles ! Monsieur ! je me ferais tuer pour vous, au lieu de
vous mener dans un cachot. On arrête tous les étrangers,
mais laissez-moi faire ; j'ai un frère à Dieppe en
Normandie, je vais vous y mener ; et si vous avez quelque diamant
à lui donner, il aura soin de vous comme moi-même.
-- Et pourquoi arrête-t-on tous les étrangers ? »
dit Candide. L'abbé périgourdin prit alors la parole et
dit : « C'est parce qu'un gueux du pays d'Atrébatie a
entendu dire des sottises : cela seul lui a fait commettre un
parricide, non pas tel que celui de 1610 au mois de mai, mais tel que
celui de 1594 au mois de décembre, et tel que plusieurs autres
commis dans d'autres années et dans d'autres mois par d'autres
gueux qui avaient entendu dire des sottises. »
L'exempt alors expliqua de quoi il s'agissait. « Ah, les monstres
! s'écria Candide ; quoi ! de telles horreurs chez un peuple qui
danse et qui chante ! Ne pourrai-je sortir au plus vite de ce pays
où des singes agacent des tigres ? J'ai vu des ours dans mon
pays ; je n'ai vu des hommes que dans le Dorado. Au nom de Dieu,
monsieur l'exempt, menez-moi à Venise, où je dois
attendre Mlle Cunégonde. -- Je ne peux vous mener qu'en
Basse-Normandie », dit le barigel. Aussitôt il lui fait
ôter ses fers, dit qu'il s'est mépris, renvoie ses gens et
emmène à Dieppe Candide et Martin, et les laisse entre
les mains de son frère. Il y avait un petit vaisseau hollandais
à la rade. Le Normand, à l'aide de trois autres diamants,
devenu le plus serviable des hommes, embarque Candide et ses gens dans
le vaisseau qui allait faire voile pour Portsmouth en Angleterre. Ce
n'était pas le chemin de Venise ; mais Candide croyait
être délivré de l'enfer, et il comptait bien
reprendre la route de Venise à la première occasion.
CHAPITRE VINGT-TROISIÈME
---------------------------------
CANDIDE ET MARTIN
VONT SUR LES CÔTES D'ANGLETERRE ;
CE QU'ILS Y VOIENT
« Ah, Pangloss ! Pangloss ! Ah, Martin ! Martin ! Ah, ma
chère Cunégonde ! qu'est-ce que ce monde-ci ? disait
Candide sur le vaisseau hollandais. -- Quelque chose de bien fou et de
bien abominable, répondait Martin. -- Vous connaissez
l'Angleterre ; y est-on aussi fou qu'en France ? -- C'est une autre
espèce de folie, dit Martin. Vous savez que ces deux nations
sont en guerre pour quelques arpents de neige vers le Canada, et
qu'elles dépensent pour cette belle guerre beaucoup plus que
tout le Canada ne vaut, De vous dire précisément s'il y a
plus de gens à lier dans un pays que dans un autre, c'est ce que
mes faibles lumières ne me permettent pas. Je sais seulement
qu'en général les gens que nous allons voir sont fort
atrabilaires. »
En causant ainsi ils abordèrent à Portsmouth ; une
multitude de peuple couvrait le rivage, et regardait attentivement un
assez gros homme qui était à genoux, les yeux
bandés, sur le tillac d'un des vaisseaux de la flotte ; quatre
soldats, postés vis-à-vis de cet homme, lui
tirèrent chacun trois balles dans le crâne le plus
paisiblement du monde, et toute l'assemblée s'en retourna
extrêmement satisfaite. « Qu'est-ce donc que tout ceci ?
dit Candide, et quel démon exerce partout son empire ? »
Il demanda qui était ce gros homme qu'on venait de tuer en
cérémonie. « C'est un amiral, lui
répondit-on. -- Et pourquoi tuer cet amiral ? -- C'est, lui
dit-on, parce qu'il n'a pas fait tuer assez de monde ; il a
livré un combat à un amiral français, et on a
trouvé qu'il n'était pas assez près de lui. --
Mais, dit Candide, l'amiral français était aussi loin de
l'amiral anglais que celui-ci l'était de l'autre ! -- Cela est
incontestable, lui répliqua-t-on ; mais dans ce pays-ci il est
bon de tuer de temps en temps un amiral pour encourager les autres.
»
Candide fut si étourdi et si choqué de ce qu'il voyait,
et de ce qu'il entendait, qu'il ne voulut pas seulement mettre pied
à terre, et qu'il fit son marché avec le patron
hollandais (dût-il le voler comme celui de Surinam) pour le
conduire sans délai à Venise.
Le patron fut prêt au bout de deux jours. On côtoya la
France ; on passa à la vue de Lisbonne, et Candide
frémit. On entra dans le détroit et dans la
Méditerranée ; enfin on aborda à Venise. «
Dieu soit loué ! dit Candide en embrassant Martin ; c'est ici
que je reverrai la belle Cunégonde. Je compte sur Cacambo comme
sur moi-même. Tout est bien, tout va bien, tout va le mieux qu'il
soit possible. »
CHAPITRE VINGT-QUATRIÈME
--------------------------------
DE PAQUETTE ET DE FRÈRE GIROFLÉE
Dès qu'il fut à Venise, il fit chercher Cacambo dans tous
les cabarets, dans tous les cafés, chez toutes les filles de
joie, et ne le trouva point. Il envoyait tous les jours à la
découverte de tous les vaisseaux et de toutes les barques :
nulles nouvelles de Cacambo. « Quoi ! disait- il à Martin,
j'ai eu le temps de passer de Surinam à Bordeaux, d'aller de
Bordeaux à Paris, de Paris à Dieppe, de Dieppe à
Portsmouth, de côtoyer le Portugal et l'Espagne, de traverser
toute la Méditerranée, de passer quelques mois à
Venise, et la belle Cunégonde n'est point venue ! Je n'ai
rencontré au lieu d'elle qu'une drôlesse et un abbé
périgourdin ! Cunégonde est morte sans doute, je n'ai
plus qu'à mourir. Ah ! il valait mieux rester dans le paradis du
Dorado que de revenir dans cette maudite Europe. Que vous avez raison,
mon cher Martin ! tout n'est qu'illusion et calamité. »
Il tomba dans une mélancolie noire, et ne prit aucune part a
l'opéra alla moda ni aux autres divertissements du carnaval ;
pas une dame ne lui donna la moindre tentation. Martin lui dit :
« Vous êtes bien simple, en vérité, de vous
figurer qu'un valet métis, qui a cinq ou six millions dans ses
poches, ira chercher votre maîtresse au bout du monde et vous
l'amènera à Venise. Il la prendra pour lui, s'il la
trouve. S'il ne la trouve pas, il en prendra une autre : je vous
conseille d'oublier votre valet Cacambo et votre maîtresse
Cunégonde. » Martin n'était pas consolant. La
mélancolie de Candide augmenta, et Martin ne cessait de lui
prouver qu'il y avait peu de vertu et peu de bonheur sur la terre,
excepté peut-être dans Eldorado, où personne ne
pouvait aller.
En disputant sur cette matière importante, et en attendant
Cunégonde, Candide aperçut un jeune théatin dans
la place Saint-Marc, qui tenait sous le bras une fille. Le
théatin paraissait frais, potelé, vigoureux ; ses yeux
étaient brillants, son air assuré, sa mine haute, sa
démarche fière. La fille était très jolie
et chantait ; elle regardait amoureusement son théatin, et de
temps en temps lui pinçait ses grosses joues. « Vous
m'avouerez du moins, dit Candide à Martin, que ces gens-ci sont
heureux. Je n'ai trouvé jusqu'à présent dans toute
la terre habitable, excepté dans Eldorado, que des
infortunés ; mais, pour cette fille et ce théatin, je
gage que ce sont des créatures très heureuses. -- Je gage
que non, dit Martin. -- Il n'y a qu'à les prier à
dîner, dit Candide, et vous verrez si je me trompe. »
Aussitôt il les aborde, il leur fait son compliment, et les
invite à venir à son hôtellerie manger des
macaronis, des perdrix de Lombardie, des oeufs d'esturgeon, et à
boire du vin de Montepulciano, du lacrima-christi, du chypre et du
samos. La demoiselle rougit, le théatin accepta la partie, et la
fille le suivit en regardant Candide avec des yeux de surprise et de
confusion qui furent obscurcis de quelques larmes. À peine
fut-elle entrée dans la chambre de Candide qu'elle lui dit :
« Eh quoi ! monsieur Candide ne reconnaît plus Paquette !
» À ces mots, Candide, qui ne l'avait pas
considérée jusque-là avec attention, parce qu'il
n'était occupé que de Cunégonde, lui dit : «
Hélas ! ma pauvre enfant, c'est donc vous qui avez mis le
docteur Pangloss dans le bel état où je l'ai vu ?
-- Hélas ! monsieur, c'est moi-même, dit Paquette ; je
vois que vous êtes instruit de tout. J'ai su les malheurs
épouvantables arrivés à toute la maison de madame
la baronne et à la belle Cunégonde. Je vous jure que ma
destinée n'a guère été moins triste.
J'étais fort innocente quand vous m'avez vue. Un cordelier qui
était mon confesseur me séduisit aisément. Les
suites en furent affreuses ; je fus obligée de sortir du
château quelques temps après que monsieur le baron vous
eut renvoyé à grands coups de pied dans le
derrière. Si un fameux médecin n'avait pas pris
pitié de moi, j'étais morte. Je fus quelque temps par
reconnaissance la maîtresse de ce médecin. Sa femme, qui
était jalouse à la rage, me battait tous les jours
impitoyablement ; c'était une furie. Ce médecin
était le plus laid de tous les hommes, et moi la plus
malheureuse de toutes les créatures d'être battue
continuellement pour un homme que je n'aimais pas. Vous savez,
monsieur, combien il est dangereux pour une femme acariâtre
d'être l'épouse d'un médecin. Celui-ci,
outré des procédés de sa femme, lui donna un jour,
pour la guérir d'un petit rhume, une médecine si efficace
qu'elle en mourut en deux heures de temps dans des convulsions
horribles. Les parents de madame intentèrent à monsieur
un procès criminel ; il prit la fuite, et moi je fus mise en
prison. Mon innocence ne m'aurait pas sauvée si je n'avais
été un peu jolie. Le juge m'élargit à
condition qu'il succéderait au médecin. Je fus
bientôt supplantée par une rivale, chassée sans
récompense, et obligée de continuer ce métier
abominable qui vous paraît si plaisant à vous autres
hommes, et qui n'est pour nous qu'un abîme de misères.
J'allai exercer la profession à Venise. Ah ! monsieur, si vous
pouviez vous imaginer ce que c'est que d'être obligée de
caresser indifféremment un vieux marchand, un avocat, un moine,
un gondolier, un abbé ; d'être exposée à
toutes les insultes, à toutes les avanies ; d'être souvent
réduite à emprunter une jupe pour aller se la faire lever
par un homme dégoûtant ; d'être volée par
l'un de ce qu'on a gagné avec l'autre ; d'être
rançonnée par les officiers de justice, et de n'avoir en
perspective qu'une vieillesse affreuse, un hôpital et un fumier,
vous concluriez que je suis une des plus malheureuses créatures
du monde. »
Paquette ouvrait ainsi son coeur au bon Candide, dans un cabinet, en
présence de Martin, qui disait à Candide : « Vous
voyez que j'ai déjà gagné la moitié de la
gageure. »
Frère Giroflée était resté dans la salle
à manger, et buvait un coup en attendant le dîner. «
Mais, dit Candide à Paquette, vous aviez l'air si gai, si
content, quand je vous ai rencontrée ; vous chantiez, vous
caressiez le théatin avec une complaisance naturelle ; vous
m'avez paru aussi heureuse que vous prétendez être
infortunée. -- Ah ! monsieur, répondit Paquette, c'est
encore là une des misères du métier. J'ai
été hier volée et battue par un officier, et il
faut aujourd'hui que je paraisse de bonne humeur pour plaire à
un moine. »
Candide n'en voulut pas davantage ; il avoua que Martin avait raison.
On se mit à table avec Paquette et le théatin, le repas
fut assez amusant, et sur la fin on se parla avec quelque confiance.
« Mon Père, dit Candide au moine, vous me paraissez jouir
d'une destinée que tout le monde doit envier ; la fleur de la
santé brille sur votre visage, votre physionomie annonce le
bonheur ; vous avez une très jolie fille pour votre
récréation, et vous paraissez très content de
votre état de théatin.
-- Ma foi, monsieur, dit frère Giroflée, je voudrais que
tous les théatins fussent au fond de la mer. J'ai
été tenté cent fois de mettre le feu au couvent,
et d'aller me faire turc. Mes parents me forcèrent à
l'âge de quinze ans d'endosser cette détestable robe, pour
laisser plus de fortune à un maudit frère
aîné que Dieu confonde ! La jalousie, la discorde, la
rage, habitent dans le couvent. Il est vrai que j'ai
prêché quelques mauvais sermons qui m'ont valu un peu
d'argent, dont le prieur me vole la moitié : le reste me sert
à entretenir des filles ; mais, quand je rentre le soir dans le
monastère, je suis prêt de me casser la tête contre
les murs du dortoir ; et tous mes confrères sont dans le
même cas. »
Martin se tournant vers Candide avec son sang-froid ordinaire : «
Eh bien ! lui dit-il, n'ai-je pas gagné la gageure tout
entière ? » Candide donna deux mille piastres à
Paquette et mille piastres à frère Giroflée.
« Je vous réponds, dit-il, qu'avec cela ils seront
heureux. -- Je n'en crois rien du tout, dit Martin ; vous les rendrez
peut-être avec ces piastres beaucoup plus malheureux encore. --
Il en sera ce qui pourra, dit Candide ; mais une chose me console, je
vois qu'on retrouve souvent les gens qu'on ne croyait jamais retrouver
; il se pourra bien faire qu'ayant rencontré mon mouton rouge et
Paquette, je rencontre aussi Cunégonde. -- Je souhaite, dit
Martin, qu'elle fasse un jour votre bonheur ; mais c'est de quoi je
doute fort. -- Vous êtes bien dur, dit Candide. -- C'est que j'ai
vécu, dit Martin.
-- Mais regardez ces gondoliers, dit Candide ; ne chantent-ils pas sans
cesse ? -- Vous ne les voyez pas dans leur ménage, avec leurs
femmes et leurs marmots d'enfants, dit Martin. Le doge a ses chagrins,
les gondoliers ont les leurs. Il est vrai qu'à tout prendre le
sort d'un gondolier est préférable à celui d'un
doge ; mais je crois la différence si médiocre que cela
ne vaut pas la peine d'être examiné.
-- On parle, dit Candide, du sénateur Pococuranté qui
demeure dans ce beau palais sur la Brenta, et qui reçoit assez
bien les étrangers. On prétend que c'est un homme qui n'a
jamais eu de chagrin. -- Je voudrais voir une espèce si rare
», dit Martin. Candide aussitôt fit demander au seigneur
Pococuranté la permission de venir le voir le lendemain.
CHAPITRE VINGT-CINQUIÈME
------------------------------------
VISITE CHEZ LE SEIGNEUR POCOCURANTÉ,
NOBLE VÉNITIEN
Candide et Martin allèrent en gondole sur la Brenta et
arrivèrent au palais du noble Pococuranté. Les jardins
étaient bien entendus, et ornés de belles statues de
marbre ; le palais, d'une belle architecture. Le maître du logis,
homme de soixante ans, fort riche, reçut très poliment
les deux curieux, mais avec très peu d'empressement, ce qui
déconcerta Candide et ne déplut point à Martin.
D'abord deux filles jolies et proprement mises servirent du chocolat
qu'elles firent très bien mousser. Candide ne put
s'empêcher de les louer sur leur beauté, sur leur bonne
grâce et sur leur adresse. « Ce sont d'assez bonnes
créatures, dit le sénateur Pococuranté ; je les
fais quelquefois coucher dans mon lit, car je suis bien las des dames
de la ville, de leurs coquetteries, de leurs jalousies, de leurs
querelles, de leurs humeurs, de leurs petitesses, de leur orgueil, de
leurs sottises, et des sonnets qu'il faut faire ou commander pour elles
; mais, après tout, ces deux filles commencent fort à
m'ennuyer. »
Candide, après le déjeuner, se promenant dans une longue
galerie, fut surpris de la beauté des tableaux. Il demanda de
quel maître étaient les deux premiers. « Ils sont de
Raphaël, dit le sénateur ; je les achetai fort cher par
vanité il y a quelques années ; on dit que c'est ce qu'il
y a de plus beau en Italie, mais ils ne me plaisent point du tout : la
couleur en est très rembrunie ; les figures ne sont pas assez
arrondies, et ne sortent point assez ; les draperies ne ressemblent en
rien à une étoffe ; en un mot, quoi qu'on en dise, je ne
trouve point là une imitation vraie de la nature. Je n'aimerai
un tableau que quand je croirai voir la nature elle- même : il
n'y en a point de cette espèce. J'ai beaucoup de tableaux mais
je ne les regarde plus. »
Pococuranté, en attendant le dîner, se fit donner un
concerto. Candide trouva la musique délicieuse. « Ce
bruit, dit Pococuranté, peut amuser une demi-heure ; mais, s'il
dure plus longtemps, il fatigue tout le monde, quoique personne n'ose
l'avouer. La musique aujourd'hui n'est plus que l'art d'exécuter
des choses difficiles, et ce qui n'est que difficile ne plaît
point à la longue.
« J'aimerais peut-être mieux l'opéra, si on n'avait
pas trouvé le secret d'en faire un monstre qui me
révolte. Ira voir qui voudra de mauvaises tragédies en
musique, où les scènes ne sont faites que pour amener,
très mal à propos, deux ou trois chansons ridicules qui
font valoir le gosier d'une actrice ; se pâmera de plaisir qui
voudra, ou qui pourra, en voyant un châtré fredonner le
rôle de César et de Caton et se promener d'un air gauche
sur des planches ; pour moi, il y a longtemps que j'ai renoncé
à ces pauvretés, qui font aujourd'hui la gloire de
l'Italie, et que des souverains payent si chèrement. »
Candide disputa un peu, mais avec discrétion. Martin fut
entièrement de l'avis du sénateur.
On se mit à table, et après un excellent dîner, on
entra dans la bibliothèque. Candide, en voyant un Homère
magnifiquement relié, loua l'illustrissime sur son bon
goût. « Voilà, dit- il, un livre qui faisait les
délices du grand Pangloss, le meilleur philosophe de
l'Allemagne. -- Il ne fait pas les miennes, dit froidement
Pococuranté ; on me fit accroire autrefois que j'avais du
plaisir en le lisant ; mais cette répétition continuelle
de combats qui se ressemblent tous, ces dieux qui agissent toujours
pour ne rien faire de décisif, cette Hélène qui
est le sujet de la guerre, et qui à peine est une actrice de la
pièce ; cette Troie qu'on assiège et qu'on ne prend
point, tout cela me causait le plus mortel ennui. J'ai demandé
quelquefois à des savants s'ils s'ennuyaient autant que moi
à cette lecture. Tous les gens sincères m'ont
avoué que le livre leur tombait des mains, mais qu'il fallait
toujours l'avoir dans sa bibliothèque, comme un monument de
l'antiquité, et comme ces médailles rouillées qui
ne peuvent être de commerce.
-- Votre Excellence ne pense pas ainsi de Virgile ? dit Candide. -- Je
conviens, dit Pococuranté, que le second, le quatrième et
le sixième livre de son Énéide sont excellents ;
mais pour son pieux Énée, et le fort Cloanthe, et l'ami
Achates, et le petit Ascanius, et l'imbécile roi Latinus, et la
bourgeoise Amata, et l'insipide Lavinia, je ne crois pas qu'il y ait
rien de si froid et de plus désagréable. J'aime mieux le
Tasse et les contes à dormir debout de l'Arioste. -- Oserais-je
vous demander, monsieur, dit Candide, si vous n'avez pas un grand
plaisir à lire Horace ? -- Il y a des maximes, dit
Pococuranté, dont un homme du monde peut faire son profit, et
qui, étant resserrées dans des vers énergiques, se
gravent plus aisément dans la mémoire. Mais je me soucie
fort peu de son voyage à Brindes, et de sa description d'un
mauvais dîner, et de la querelle des crocheteurs entre je ne sais
quel Pupilus, dont les paroles, dit-il, étaient pleines de pus,
et un autre dont les paroles étaient du vinaigre. Je n'ai lu
qu'avec un extrême dégoût ses vers grossiers contre
des vieilles et contre des sorcières ; et je ne vois pas quel
mérite il peut y avoir à dire à son ami
Mæcenas que, s'il est mis par lui au rang des poètes
lyriques, il frappera les astres de son front sublime. Les sots
admirent tout dans un auteur estimé. Je ne lis que pour moi ; je
n'aime que ce qui est à mon usage. » Candide, qui avait
été élevé à ne jamais juger de rien
par lui-même, était fort étonné de ce qu'il
entendait ; et Martin trouvait la façon de penser de
Pococuranté assez raisonnable.
« Oh ! voici un Cicéron, dit Candide ; pour ce grand
homme-là, je pense que vous ne vous lassez point de le lire ? --
Je ne le lis jamais, répondit le Vénitien. Que m'importe
qu'il ait plaidé pour Rabirius ou pour Cluentius ? J'ai bien
assez des procès que je juge ; je me serais mieux
accommodé de ses oeuvres philosophiques ; mais, quand j'ai vu
qu'il doutait de tout, j'ai conclu que j'en savais autant que lui, et
que je n'avais besoin de personne pour être ignorant.
-- Ah ! voilà quatre-vingts volumes de recueils d'une
académie des sciences, s'écria Martin ; il se peut qu'il
y ait là du bon. -- Il y en aurait, dit Pococuranté, si
un seul des auteurs de ces fatras avait inventé seulement l'art
de faire des épingles ; mais il n'y a dans tous ces livres que
de vains systèmes et pas une seule chose utile.
-- Que de pièces de théâtre je vois là ! dit
Candide ; en italien, en espagnol, en français ! -- Oui, dit le
sénateur, il y en a trois mille, et pas trois douzaines de
bonnes. Pour ces recueils de sermons, qui tous ensemble ne valent pas
une page de Sénèque, et tous ces gros volumes de
théologie, vous pensez bien que je ne les ouvre jamais, ni moi
ni personne. »
Martin aperçut des rayons chargés de livres anglais.
« Je crois, dit-il, qu'un républicain doit se plaire
à la plupart de ces ouvrages, écrits si librement. --
Oui, répondit Pococuranté, il est beau d'écrire ce
qu'on pense ; c'est le privilège de l'homme. Dans toute notre
Italie, on n'écrit que ce qu'on ne pense pas ; ceux qui habitent
la patrie des Césars et des Antonins n'osent avoir une
idée sans la permission d'un jacobin. Je serais content de la
liberté qui inspire les génies anglais si la passion et
l'esprit de parti ne corrompaient pas tout ce que cette
précieuse liberté a d'estimable. »
Candide, apercevant un Milton, lui demanda s'il ne regardait pas cet
auteur comme un grand homme. « Qui ? dit Pococuranté, ce
barbare qui fait un long commentaire du premier chapitre de la
Genèse en dix livres de vers durs ? ce grossier imitateur des
Grecs, qui défigure la création, et qui, tandis que
Moïse représente l'Être éternel produisant le
monde par la parole, fait prendre un grand compas par le Messiah dans
une armoire du ciel pour tracer son ouvrage ? Moi, j'estimerais celui
qui a gâté l'enfer et le diable du Tasse ; qui
déguise Lucifer tantôt en crapaud, tantôt en
pygmée ; qui lui fait rebattre cent fois les mêmes
discours ; qui le fait disputer sur la théologie ; qui, en
imitant sérieusement l'invention comique des armes à feu
de l'Arioste, fait tirer le canon dans le ciel par les diables ? Ni
moi, ni personne en Italie, n'a pu se plaire à toutes ces
tristes extravagances. Le mariage du péché et de la mort
et les couleuvres dont le péché accouche font vomir tout
homme qui a le goût un peu délicat, et sa longue
description d'un hôpital n'est bonne que pour un fossoyeur. Ce
poème obscur, bizarre et dégoûtant, fut
méprisé à sa naissance ; je le traite aujourd'hui
comme il fut traité dans sa patrie par les contemporains. Au
reste, je dis ce que je pense, et je me soucie fort peu que les autres
pensent comme moi. » Candide était affligé de ces
discours ; il respectait Homère, il aimait un peu Milton.
« Hélas ! dit-il tout bas à Martin, j'ai bien peur
que cet homme-ci n'ait un souverain mépris pour nos
poètes allemands. -- Il n'y aurait pas grand mal à cela,
dit Martin. -- Oh, quel homme supérieur ! disait encore Candide
entre ses dents, quel grand génie que ce Pococuranté !
rien ne peut lui plaire. »
Après avoir fait ainsi la revue de tous les livres, ils
descendirent dans le jardin. Candide en loua toutes les beautés.
« Je ne sais rien de si mauvais goût, dit le maître :
nous n'avons ici que des colifichets ; mais je vais dès demain
en faire planter un d'un dessin plus noble. »
Quand les deux curieux eurent pris congé de Son Excellence :
« Or çà, dit Candide à Martin, vous
conviendrez que voilà le plus heureux de tous les hommes, car il
est au-dessus de tout ce qu'il possède. -- Ne voyez-vous pas,
dit Martin, qu'il est dégoûté de tout ce qu'il
possède ? Platon a dit, il y a longtemps, que les meilleurs
estomacs ne sont pas ceux qui rebutent tous les aliments. -- Mais, dit
Candide, n'y a-t-il pas du plaisir à tout critiquer, à
sentir des défauts où les autres hommes croient voir des
beautés ? -- C'est-à-dire, reprit Martin, qu'il y a du
plaisir à n'avoir pas de plaisir ? -- Oh bien ! dit Candide, il
n'y a donc d'heureux que moi, quand je reverrai Mlle Cunégonde.
-- C'est toujours bien fait d'espérer », dit Martin.
Cependant les jours, les semaines s'écoulaient ; Cacambo ne
revenait point, et Candide était si abîmé dans sa
douleur qu'il ne fit pas même réflexion que Paquette et
frère Giroflée n'étaient pas venus seulement le
remercier.
CHAPITRE VINGT-SIXIÈME
------------------------------------
D'UN SOUPER QUE CANDIDE
ET MARTIN FIRENT AVEC SIX ÉTRANGERS,
ET QUI ILS ÉTAIENT
Un soir que Candide, suivi de Martin, allait se mettre à table
avec les étrangers qui logeaient dans la même
hôtellerie, un homme à visage couleur de suie l'aborda
par-derrière, et, le prenant par le bras, lui dit : «
Soyez prêt à partir avec nous, n'y manquez pas. » Il
se retourne, et voit Cacambo. Il n'y avait que la vue de
Cunégonde qui pût l'étonner et lui plaire
davantage. Il fut sur le point de devenir fou de joie. Il embrasse son
cher ami. « Cunégonde est ici, sans doute, où
est-elle ? Mène-moi vers elle, que je meure de joie avec elle.
-- Cunégonde n'est point ici, dit Cacambo, elle est à
Constantinople. -- Ah, Ciel ! à Constantinople ! mais,
fût-elle à la Chine, j'y vole, partons. -- Nous partirons
après souper, reprit Cacambo, je ne peux vous en dire davantage
; je suis esclave, mon maître m'attend ; il faut que j'aille le
servir à table : ne dites mot ; soupez et tenez-vous prêt.
»
Candide, partagé entre la joie et la douleur, charmé
d'avoir revu son agent fidèle, étonné de le voir
esclave, plein de l'idée de retrouver sa maîtresse, le
coeur agité, l'esprit bouleversé, se mit à table
avec Martin, qui voyait de sang-froid toutes ces aventures, et avec six
étrangers qui étaient venus passer le carnaval à
Venise.
Cacambo, qui versait à boire à l'un de ces six
étrangers, s'approcha de l'oreille de son maître, sur la
fin du repas, et lui dit : « Sire, Votre Majesté partira
quand elle voudra, le vaisseau est prêt. » Ayant dit ces
mots, il sortit. Les convives, étonnés, se regardaient
sans proférer une seule parole, lorsqu'un autre domestique,
s'approchant de son maître, lui dit : « Sire, la chaise de
Votre Majesté est à Padoue, et la barque est prête.
» Le maître fit un signe, et le domestique partit. Tous les
convives se regardèrent encore, et la surprise commune redoubla.
Un troisième valet, s'approchant aussi d'un troisième
étranger, lui dit : « Sire, croyez-moi, Votre
Majesté ne doit pas rester ici plus longtemps : je vais tout
préparer » ; et aussitôt il disparut.
Candide et Martin ne doutèrent pas alors que ce ne fût une
mascarade du carnaval. Un quatrième domestique dit au
quatrième maître : « Votre Majesté partira
quand elle voudra », et sortit comme les autres. Le
cinquième valet en dit autant au cinquième maître.
Mais le sixième valet parla différemment au
sixième étranger, qui était auprès de
Candide ; il lui dit : « Ma foi, Sire, on ne veut plus faire
crédit à Votre Majesté, ni à moi non plus ;
et nous pourrions bien être coffrés cette nuit, vous et
moi : je vais pourvoir à mes affaires ; adieu. »
Tous les domestiques ayant disparu, les six étrangers, Candide
et Martin demeurèrent dans un profond silence. Enfin Candide le
rompit. « Messieurs, dit-il, voilà une singulière
plaisanterie : pourquoi êtes-vous tous rois ? Pour moi, )e vous
avoue que ni moi ni Martin nous ne le sommes. »
Le maître de Cacambo prit alors gravement la parole, et dit en
italien : « Je ne suis point plaisant, je m'appelle Achmet III.
J'ai été grand sultan plusieurs années ; je
détrônai mon frère ; mon neveu m'a
détrôné ; on a coupé le cou à mes
vizirs ; j'achève ma vie dans le vieux sérail ; mon neveu
le grand sultan Mahmoud me permet de voyager quelquefois pour ma
santé, et je suis venu passer le carnaval à Venise.
»
Un jeune homme qui était auprès d'Achmet parla
après lui, et dit : « Je m'appelle Ivan ; j'ai
été empereur de toutes les Russies ; j'ai
été détrôné au berceau ; mon
père et ma mère ont été enfermés ;
on m'a élevé en prison ; j'ai quelquefois la permission
de voyager, accompagné de ceux qui me gardent, et je suis venu
passer le carnaval à Venise. »
Le troisième dit : « Je suis Charles-Édouard, roi
d'Angleterre ; mon père m'a cédé ses droits au
royaume ; j'ai combattu pour les soutenir ; on a arraché le
coeur à huit cents de mes partisans, et on leur en a battu les
joues. J'ai été mis en prison ; je vais à Rome
faire une visite au roi mon père, détrôné
ainsi que moi et mon grand-père, et je suis venu passer le
carnaval à Venise. »
Le quatrième prit alors la parole et dit : « Je suis roi
des Polaques ; le sort de la guerre m'a privé de mes
États héréditaires ; mon père a
éprouvé les mêmes revers ; je me résigne
à la Providence comme le sultan Achmet, l'empereur Ivan et le
roi Charles-Édouard, à qui Dieu donne une longue vie, et
je suis venu passer le carnaval à Venise. »
Le cinquième dit : « Je suis aussi roi des Polaques ; j'ai
perdu mon royaume deux fois ; mais la Providence m'a donné un
autre État, dans lequel j'ai fait plus de bien que tous les rois
des Sarmates ensemble n'en ont jamais pu faire sur les bords de la
Vistule ; je me résigne aussi à la Providence, et je suis
venu passer le carnaval à Venise. »
Il restait au sixième monarque à parler. «
Messieurs, dit-il, je ne suis pas si grand seigneur que vous ; mais
enfin j'ai été roi tout comme un autre. Je suis
Théodore ; on m'a élu roi en Corse ; on m'a appelé
Votre Majesté, et à présent, à peine
m'appelle-t-on Monsieur. J'ai fait frapper de la monnaie, et je ne
possède pas un denier ; j'ai eu deux secrétaires
d'État, et j'ai à peine un valet ; je me suis vu sur un
trône, et j'ai longtemps été à Londres en
prison, sur la paille. J'ai bien peur d'être traité de
même ici, quoique je sois venu comme Vos Majestés passer
le carnaval à Venise. »
Les cinq autres rois écoutèrent ce discours avec une
noble compassion. Chacun d'eux donna vingt sequins au roi
Théodore pour avoir des habits et des chemises ; et Candide lui
fit présent d'un diamant de deux mille sequins. « Quel est
donc, disaient les cinq rois, ce simple particulier qui est en
état de donner cent fois autant que chacun de nous, et qui le
donne ? »
Dans l'instant qu'on sortait de table, il arriva dans la même
hôtellerie quatre altesses sérénissimes qui avaient
aussi perdu leurs États par le sort de la guerre, et qui
venaient passer le reste du carnaval à Venise. Mais Candide ne
prit pas seulement garde à ces nouveaux venus. Il n'était
occupé que d'aller trouver sa chère Cunégonde
à Constantinople.
CHAPITRE VINGT-SEPTIÈME
----------------------------------
VOYAGE DE CANDIDE À CONSTANTINOPLE
Le fidèle Cacambo avait déjà obtenu du patron turc
qui allait reconduire le sultan Achmet à Constantinople qu'il
recevrait Candide et Martin sur son bord. L'un et l'autre s'y rendirent
après s'être prosternés devant Sa misérable
Hautesse. Candide, chemin faisant, disait à Martin : «
Voilà pourtant six rois détrônés, avec qui
nous avons soupé, et encore dans ces six rois il y en a un
à qui j'ai fait l'aumône. Peut-être y a-t-il
beaucoup d'autres princes plus infortunés. Pour moi, je n'ai
perdu que cent moutons, et je vole dans les bras de Cunégonde.
Mon cher Martin, encore une fois, Pangloss avait raison : tout est
bien. -- Je le souhaite, dit Martin. -- Mais, dit Candide, voilà
une aventure bien peu vraisemblable que nous avons eue à Venise.
On n'avait jamais vu ni ouï conter que six rois
détrônés soupassent ensemble au cabaret. -- Cela
n'est pas plus extraordinaire, dit Martin, que la plupart des choses
qui nous sont arrivées. Il est très commun que des rois
soient détrônés ; et à l'égard de
l'honneur que nous avons eu de souper avec eux, c'est une bagatelle qui
ne mérite pas notre attention. »
À peine Candide fut-il dans le vaisseau qu'il sauta au cou de
son ancien valet, de son ami Cacambo. « Eh bien ! lui dit-il, que
fait Cunégonde ? Est-elle toujours un prodige de beauté ?
M'aime-t-elle toujours ? Comment se porte-t-elle ? Tu lui as sans doute
acheté un palais à Constantinople ?
-- Mon cher maître, répondit Cacambo, Cunégonde
lave les écuelles sur le bord de la Propontide, chez un prince
qui a très peu d'écuelles ; elle est esclave dans la
maison d'un ancien souverain nommé Ragotski, à qui le
Grand Turc donne trois écus par jour dans son asile ; mais ce
qui est bien plus triste, c'est qu'elle a perdu sa beauté et
qu'elle est devenue horriblement laide. -- Ah ! belle ou laide, dit
Candide, je suis honnête homme, et mon devoir est de l'aimer
toujours. Mais comment peut-elle être réduite à un
état si abject avec les cinq ou six millions que tu avais
apportés ? -- Bon, dit Cacambo, ne m'en a-t-il pas fallu donner
deux millions au señor don Fernando d'Ibaraa, y Figueora, y
Mascarenes, y Lampourdos, y Souza, gouverneur de Buenos-Ayres, pour
avoir la permission de reprendre mademoiselle Cunégonde ? Et un
pirate ne nous a-t-il pas bravement dépouillés de tout le
reste ? Ce pirate ne nous a-t-il pas menés au cap de Matapan,
à Milo, à Nicarie, à Samos, à Petra, aux
Dardanelles, à Marmora, à Scutari ? Cunégonde et
la vieille servent chez ce prince dont je vous ai parlé, et moi
je suis esclave du sultan détrôné. -- Que
d'épouvantables calamités enchaînées les
unes aux autres ! dit Candide. Mais, après tout, j'ai encore
quelques diamants ; je délivrerai aisément
Cunégonde. C'est bien dommage qu'elle soit devenue si laide.
»
Ensuite, se tournant vers Martin : « Qui pensez-vous, dit-il, qui
soit le plus à plaindre, de l'empereur Achmet, de l'empereur
Ivan, du roi Charles-Édouard, ou de moi ? -- Je n'en sais rien,
dit Martin ; il faudrait que je fusse dans vos coeurs pour le savoir.
-- Ah ! dit Candide, si Pangloss était ici, il le saurait et
nous l'apprendrait. -- Je ne sais, dit Martin, avec quelles balances
votre Pangloss aurait pu peser les infortunes des hommes et
apprécier leurs douleurs. Tout ce que je présume, c'est
qu'il y a des millions d'hommes sur la terre cent fois plus à
plaindre que le roi Charles-Édouard, l'empereur Ivan et le
sultan Achmet. -- Cela pourrait bien être », dit Candide.
On arriva en peu de jours sur le canal de la mer Noire. Candide
commença par racheter Cacambo fort cher, et, sans perdre de
temps, il se jeta dans une galère, avec ses compagnons, pour
aller sur le rivage de la Propontide chercher Cunégonde, quelque
laide qu'elle pût être.
Il y avait dans la chiourme deux forçats qui ramaient fort mal,
et à qui le levanti patron appliquait de temps en temps quelques
coups de nerf de boeuf sur leurs épaules nues ; Candide, par un
mouvement naturel, les regarda plus attentivement que les autres
galériens et s'approcha d'eux avec pitié. Quelques traits
de leurs visages défigurés lui parurent avoir un peu de
ressemblance avec Pangloss et avec ce malheureux jésuite, ce
baron, ce frère de Mlle Cunégonde. Cette idée
l'émut et l'attrista. Il les considéra encore plus
attentivement. « En vérité, dit-il à
Cacambo, si je n'avais pas vu pendre maître Pangloss, et si je
n'avais pas eu le malheur de tuer le baron, je croirais que ce sont eux
qui rament dans cette galère. »
Au nom du baron et de Pangloss les deux forçats
poussèrent un grand cri, s'arrêtèrent sur leur banc
et laissèrent tomber leurs rames. Le levanti patron accourait
sur eux, et les coups de nerf de boeuf redoublaient. «
Arrêtez, arrêtez, Seigneur, s'écria Candide, je vous
donnerai tant d'argent que vous voudrez. -- Quoi ! c'est Candide !
disait l'un des forçats. -- Quoi ! c'est Candide ! disait
l'autre. -- Est-ce un songe ? dit Candide ; veillé-je ? suis-je
dans cette galère ? Est-ce là monsieur le baron que j'ai
tué ? Est-ce là maître Pangloss que j'ai vu pendre
?
-- C'est nous-mêmes, c'est nous-mêmes,
répondaient-ils. -- Quoi ! c'est là ce grand philosophe ?
disait Martin.
-- Eh ! Monsieur le levanti patron, dit Candide, combien voulez-vous
d'argent pour la rançon de M. de Thunder-ten-tronckh, un des
premiers barons de l'Empire, et de M. Pangloss, le plus profond
métaphysicien d'Allemagne ? -- Chien de chrétien,
répondit le levanti patron, puisque ses deux chiens de
forçats chrétiens sont des barons et des
métaphysiciens, ce qui est sans doute une grande dignité
dans leurs pays, tu m'en donneras cinquante mille sequins. -- Vous les
aurez, monsieur, ramenez-moi comme un éclair à
Constantinople, et vous serez payé sur-le-champ. Mais non,
menez-moi chez Mlle Cunégonde. » Le levanti patron, sur la
première offre de Candide, avait déjà
tourné la proue vers la ville, et il faisait ramer plus vite
qu'un oiseau ne fend les airs.
Candide embrassa cent fois le baron et Pangloss. « Et comment ne
vous ai-je pas tué, mon cher baron ? et mon cher Pangloss,
comment êtes-vous en vie après avoir été
pendu ? et pourquoi êtes-vous tous deux aux galères en
Turquie ? Est-il bien vrai que ma chère soeur soit dans ce pays
? disait le baron. -- Oui, répondait Cacambo. -- Je revois donc
mon cher Candide », s'écriait Pangloss. Candide leur
présentait Martin et Cacambo. Ils s'embrassaient tous, ils
parlaient tous à la fois. La galère volait, ils
étaient déjà dans le port. On fit venir un Juif,
à qui Candide vendit pour cinquante mille sequins un diamant de
la valeur de cent mille, et qui lui jura par Abraham qu'il n'en pouvait
donner davantage. Il paya incontinent la rançon du baron et de
Pangloss. Celui-ci se jeta aux pieds de son libérateur et les
baigna de larmes ; l'autre le remercia par un signe de tête, et
lui promit de lui rendre cet argent à la première
occasion. « Mais est-il bien possible que ma soeur soit en
Turquie ? disait-il. -- Rien n'est si possible, reprit Cacambo, puis
qu'elle écure la vaisselle chez un prince de Transylvanie.
» On fit aussitôt venir deux Juifs ; Candide vendit encore
des diamants ; et ils repartirent tous dans une autre galère
pour aller délivrer Cunégonde.
CHAPITRE VINGT-HUITIÈME
------------------------------------
CE QUI ARRIVA À CANDIDE, À CUNÉGONDE,
À PANGLOSS, À MARTIN, ETC.
« Pardon, encore une fois, dit Candide au baron ; pardon, mon
Révérend Père, de vous avoir donné un grand
coup d'épée au travers du corps. -- N'en parlons plus,
dit le baron ; je fus un peu trop vif, je l'avoue ; mais, puisque vous
voulez savoir par quel hasard vous m'avez vu aux galères, je
vous dirai qu'après avoir été guéri de ma
blessure par le frère apothicaire du collège, je fus
attaqué et enlevé par un parti espagnol ; on me mit en
prison à Buenos-Ayres dans le temps que ma soeur venait d'en
partir. Je demandai à retourner à Rome auprès du
père général. Je fus nommé pour aller
servir d'aumônier à Constantinople auprès de M.
l'ambassadeur de France. Il n'y avait pas huit jours que j'étais
entré en fonctions, quand je trouvai sur le soir un jeune
icoglan très bien fait. Il faisait fort chaud : le jeune homme
voulut se baigner ; je pris cette occasion de me baigner aussi. Je ne
savais pas que ce fût un crime capital pour un chrétien
d'être trouvé tout nu avec un jeune musulman. Un cadi me
fit donner cent coups de bâton sous la plante des pieds et me
condamna aux galères. Je ne crois pas qu'on ait fait une plus
horrible injustice. Mais je voudrais bien savoir pourquoi ma soeur est
dans la cuisine d'un souverain de Transylvanie réfugié
chez les Turcs.
-- Mais vous, mon cher Pangloss, dit Candide, comment se peut-il que je
vous revoie ? -- Il est vrai, dit Pangloss, que vous m'avez vu pendre ;
je devais naturellement être brûlé ; mais vous vous
souvenez qu'il plut à verse lorsqu'on allait me cuire : l'orage
fut si violent qu'on désespéra d'allumer le feu ; je fus
pendu, parce qu'on ne put mieux faire : un chirurgien acheta mon corps,
m'emporta chez lui, et me disséqua. Il me fit d'abord une
incision cruciale depuis le nombril jusqu'à la clavicule. On ne
pouvait pas avoir été plus mal pendu que je l'avais
été. L'exécuteur des hautes oeuvres de la sainte
Inquisition, lequel était sous-diacre, brûlait à la
vérité les gens à merveille, mais il
n'était pas accoutumé à pendre : la corde
était mouillée et glissa mal, elle fut nouée ;
enfin je respirais encore : l'incision cruciale me fit jeter un si
grand cri que mon chirurgien tomba à la renverse, et, croyant
qu'il disséquait le diable, il s'enfuit en mourant de peur, et
tomba encore sur l'escalier en fuyant. Sa femme accourut au bruit, d'un
cabinet voisin ; elle me vit sur la table étendu avec mon
incision cruciale : elle eut encore plus de peur que son mari, s'enfuit
et tomba sur lui. Quand ils furent un peu revenus à eux,
j'entendis la chirurgienne qui disait au chirurgien : « Mon bon,
de quoi vous avisez-vous aussi de disséquer un
hérétique ? Ne savez-vous pas que le diable est toujours
dans le corps de ces gens-là ? Je vais vite chercher un
prêtre pour l'exorciser. » Je frémis à ce
propos, et je ramassai le peu de forces qui me restaient, pour crier :
" Ayez pitié de moi ! " Enfin le barbier portugais s'enhardit ;
il recousit ma peau ; sa femme même eut soin de moi ; je fus sur
pied au bout de quinze jours. Le barbier me trouva une condition, et me
fit laquais d'un chevalier de Malte qui allait à Venise ; mais
mon maître n'ayant pas de quoi me payer, je me mis au service
d'un marchand vénitien, et je le suivis à Constantinople.
« Un jour il me prit fantaisie d'entrer dans une mosquée ;
il n'y avait qu'un vieil iman et une jeune dévote très
jolie qui disait ses patenôtres ; sa gorge était toute
découverte : elle avait entre ses deux tétons un beau
bouquet de tulipes, de roses, d'anémones, de renoncules,
d'hyacinthes et d'oreilles-d'ours ; elle laissa tomber son bouquet ; je
le ramassai, et je le lui remis avec un empressement très
respectueux. Je fus si longtemps à le lui remettre que l'iman se
mit en colère, et voyant que j'étais chrétien, il
cria à l'aide. On me mena chez le cadi, qui me fit donner cent
coups de lattes sur la plante des pieds et m'envoya aux galères.
Je fus enchaîné précisément dans la
même galère et au même banc que monsieur le baron.
Il y avait dans cette galère quatre jeunes gens de Marseille,
cinq prêtres napolitains, et deux moines de Corfou, qui nous
dirent que de pareilles aventures arrivaient tous les jours. Monsieur
le baron prétendait qu'il avait essuyé une plus grande
injustice que moi ; je prétendais, moi, qu'il était
beaucoup plus permis de remettre un bouquet sur la gorge d'une femme
que d'être tout nu avec un icoglan. Nous disputions sans cesse,
et nous recevions vingt coups de nerf de boeuf par jour, lorsque
l'enchaînement des événements de cet univers vous a
conduit dans notre galère, et que vous nous avez
rachetés.
-- Eh bien ! mon cher Pangloss, lui dit Candide, quand vous avez
été pendu, disséqué, roué de coups,
et que vous avez ramé aux galères, avez-vous toujours
pensé que tout allait le mieux du monde ? -- Je suis toujours de
mon premier sentiment, répondit Pangloss, car enfin je suis
philosophe : il ne me convient pas de me dédire, Leibnitz ne
pouvant pas avoir tort, et l'harmonie préétablie
étant d'ailleurs la plus belle chose du monde, aussi bien que le
plein et la matière subtile. »
CHAPITRE VINGT-NEUVIÈME
----------------------------------
COMMENT CANDIDE RETROUVA CUNÉGONDE
ET LA VIEILLE
Pendant que Candide, le baron, Pangloss, Martin et Cacambo contaient
leurs aventures, qu'ils raisonnaient sur les événements
contingents ou non contingents de cet univers, qu'ils disputaient sur
les effets et les causes, sur le mal moral et sur le mal physique, sur
la liberté et la nécessité, sur les consolations
que l'on peut éprouver lorsqu'on est aux galères en
Turquie, ils abordèrent sur le rivage de la Propontide à
la maison du prince de Transylvanie. Les premiers objets qui se
présentèrent furent Cunégonde et la vieille, qui
étendaient des serviettes sur des ficelles pour les faire
sécher.
Le baron pâlit à cette vue. Le tendre amant Candide, en
voyant sa belle Cunégonde rembrunie, les yeux
éraillés, la gorge sèche, les joues ridées,
les bras rouges et écaillés, recula trois pas saisi
d'horreur, et avança ensuite par bon procédé. Elle
embrassa Candide et son frère ; on embrassa la vieille : Candide
les racheta toutes deux.
Il y avait une petite métairie dans le voisinage : la vieille
proposa à Candide de s'en accommoder, en attendant que toute la
troupe eût une meilleure destinée. Cunégonde ne
savait pas qu'elle était enlaidie, personne ne l'en avait
avertie : elle fit souvenir Candide de ses promesses avec un ton si
absolu que le bon Candide n'osa pas la refuser. Il signifia donc au
baron qu'il allait se marier avec sa soeur. « Je ne souffrirai
jamais, dit le baron, une telle bassesse de sa part et une telle
insolence de la vôtre, cette infamie ne me sera jamais
reprochée : les enfants de ma soeur ne pourraient entrer dans
les chapitres d'Allemagne. Non, jamais ma soeur n'épousera qu'un
baron de l'Empire. » Cunégonde se jeta à ses pieds
et les baigna de larmes ; il fut inflexible. « Maître fou,
lui dit Candide, je t'ai réchappé des galères,
j'ai payé ta rançon, j'ai payé celle de ta soeur ;
elle lavait ici des écuelles, elle est laide, j'ai la
bonté d'en faire ma femme, et tu prétends encore t'y
opposer ! Je te retuerais si j'en croyais ma colère. -- Tu peux
me tuer encore, dit le baron, mais tu n'épouseras pas ma soeur
de mon vivant. »
CHAPITRE TRENTIÈME
------------------
CONCLUSION
Candide, dans le fond de son coeur, n'avait aucune envie
d'épouser Cunégonde. Mais l'impertinence extrême du
baron le déterminait à conclure le mariage, et
Cunégonde le pressait si vivement qu'il ne pouvait s'en
dédire. Il consulta Pangloss, Martin et le fidèle
Cacambo. Pangloss fit un beau mémoire par lequel il prouvait que
le baron n'avait nul droit sur sa soeur, et qu'elle pouvait, selon
toutes les lois de l'Empire, épouser Candide de la main gauche.
Martin conclut à jeter le baron dans la mer. Cacambo
décida qu'il fallait le rendre au levanti patron et le remettre
aux galères ; après quoi on l'enverrait à Rome au
père général par le premier vaisseau. L'avis fut
trouvé fort bon ; la vieille l'approuva ; on n'en dit rien
à sa soeur ; la chose fut exécutée pour quelque
argent, et on eut le plaisir d'attraper un jésuite et de punir
l'orgueil d'un baron allemand.
Il était tout naturel d'imaginer qu'après tant de
désastres, Candide, marié avec sa maîtresse et
vivant avec le philosophe Pangloss, le philosophe Martin, le prudent
Cacambo et la vieille, ayant d'ailleurs rapporté tant de
diamants de la patrie des anciens Incas, mènerait la vie du
monde la plus agréable ; mais il fut tant friponné par
les Juifs qu'il ne lui resta plus rien que sa petite métairie ;
sa femme, devenant tous les jours plus laide, devint acariâtre et
insupportable ; la vieille était infirme et fut encore de plus
mauvaise humeur que Cunégonde. Cacambo, qui travaillait au
jardin, et qui allait vendre des légumes à
Constantinople, était excédé de travail et
maudissait sa destinée. Pangloss était au
désespoir de ne pas briller dans quelque université
d'Allemagne. Pour Martin, il était fermement persuadé
qu'on est également mal partout ; il prenait les choses en
patience. Candide, Martin et Pangloss disputaient quelquefois de
métaphysique et de morale. On voyait souvent passer sous les
fenêtres de la métairie des bateaux chargés
d'effendis, de bachas, de cadis, qu'on envoyait en exil à
Lemnos, à Mitylène, à Erzeroum. On voyait venir
d'autres cadis, d'autres bachas, d'autres effendis, qui prenaient la
place des expulsés et qui étaient expulsés
à leur tour. On voyait des têtes proprement
empaillées qu'on allait présenter à la Sublime
Porte. Ces spectacles faisaient redoubler les dissertations ; et quand
on ne disputait pas, l'ennui était si excessif que la vieille
osa un jour leur dire : « Je voudrais savoir lequel est le pire,
ou d'être violée cent fois par des pirates nègres,
d'avoir une fesse coupée, de passer par les baguettes chez les
Bulgares, d'être fouetté et pendu dans un
auto-da-fé, d'être disséqué, de ramer en
galère, d'éprouver enfin toutes les misères par
lesquelles nous avons tous passé, ou bien de rester ici à
ne rien faire ? -- C'est une grande question », dit Candide.
Ce discours fit naître de nouvelles réflexions, et Martin
surtout conclut que l'homme était né pour vivre dans les
convulsions de l'inquiétude, ou dans la léthargie de
l'ennui. Candide n'en convenait pas, mais il n'assurait rien. Pangloss
avouait qu'il avait toujours horriblement souffert ; mais ayant soutenu
une fois que tout allait à merveille, il le soutenait toujours,
et n'en croyait rien.
Une chose acheva de confirmer Martin dans ses détestables
principes, de faire hésiter plus que jamais Candide, et
d'embarrasser Pangloss. C'est qu'ils virent un jour aborder dans leur
métairie Paquette et le frère Giroflée, qui
étaient dans la plus extrême misère ; ils avaient
bien vite mangé leurs trois mille piastres, s'étaient
quittés, s'étaient raccommodés, s'étaient
brouillés, avaient été mis en prison,
s'étaient enfuis, et enfin frère Giroflée
s'était fait turc. Paquette continuait son métier
partout, et n'y gagnait plus rien. « Je l'avais bien
prévu, dit Martin à Candide, que vos présents
seraient bientôt dissipés et ne les rendraient que plus
misérables. Vous avez regorgé de millions de piastres,
vous et Cacambo, et vous n'êtes pas plus heureux que frère
Giroflée et Paquette. -- Ah, ah ! dit Pangloss à
Paquette, le ciel vous ramène donc ici parmi nous, ma pauvre
enfant ! Savez-vous bien que vous m'avez coûté le bout du
nez, un oeil et une oreille ? Comme vous voilà faite ! Et
qu'est-ce que ce monde ! » Cette nouvelle aventure les engagea
à philosopher plus que jamais.
Il y avait dans le voisinage un derviche très fameux, qui
passait pour le meilleur philosophe de la Turquie ; ils allèrent
le consulter ; Pangloss porta la parole, et lui dit : «
Maître, nous venons vous prier de nous dire pourquoi un aussi
étrange animal que l'homme a été formé.
-- De quoi te mêles-tu ? dit le derviche, est-ce là ton
affaire ? -- Mais, mon Révérend Père, dit Candide,
il y a horriblement de mal sur la terre. -- Qu'importe, dit le
derviche, qu'il y ait du mal ou du bien ? Quand Sa Hautesse envoie un
vaisseau en Égypte, s'embarrasse-t-elle si les souris qui sont
dans le vaisseau sont à leur aise ou non ? -- Que faut-il donc
faire ? dit Pangloss. -- Te taire, dit le derviche. -- Je me flattais,
dit Pangloss, de raisonner un peu avec vous des effets et des causes,
du meilleur des mondes possibles, de l'origine du mal, de la nature de
l'âme et de l'harmonie préétablie. » Le
derviche, à ces mots, leur ferma la porte au nez.
Pendant cette conversation, la nouvelle s'était répandue
qu'on venait d'étrangler à Constantinople deux vizirs du
banc et le muphti, et qu'on avait empalé plusieurs de leurs
amis. Cette catastrophe faisait partout un grand bruit pendant quelques
heures. Pangloss, Candide et Martin, en retournant à la petite
métairie, rencontrèrent un bon vieillard qui prenait le
frais à sa porte sous un berceau d'orangers. Pangloss, qui
était aussi curieux que raisonneur, lui demanda comment se
nommait le muphti qu'on venait d'étrangler. « Je n'en sais
rien, répondit le bonhomme, et je n'ai jamais su le nom d'aucun
muphti ni d'aucun vizir. J'ignore absolument l'aventure dont vous me
parlez ; je présume qu'en général ceux qui se
mêlent des affaires publiques périssent quelquefois
misérablement, et qu'ils le méritent ; mais je ne
m'informe jamais de ce qu'on fait à Constantinople ; je me
contente d'y envoyer vendre les fruits du jardin que je cultive.
» Ayant dit ces mots, il fit entrer les étrangers dans sa
maison : ses deux filles et ses deux fils leur
présentèrent plusieurs sortes de sorbets qu'ils faisaient
eux-mêmes, du kaïmac piqué d'écorces de
cédrat confit, des oranges, des citrons, des limons, des ananas,
des pistaches, du café de Moka qui n'était point
mêlé avec le mauvais café de Batavia et des
îles. Après quoi les deux filles de ce bon musulman
parfumèrent les barbes de Candide, de Pangloss et de Martin.
« Vous devez avoir, dit Candide au Turc, une vaste et magnifique
terre ? -- Je n'ai que vingt arpents, répondit le Turc ; je les
cultive avec mes enfants ; le travail éloigne de nous trois
grands maux : l'ennui, le vice, et le besoin. »
Candide, en retournant dans sa métairie, fit de profondes
réflexions sur le discours du Turc. Il dit à Pangloss et
à Martin : « Ce bon vieillard me paraît s'être
fait un sort bien préférable à celui des six rois
avec qui nous avons eu l'honneur de souper. -- Les grandeurs, dit
Pangloss, sont fort dangereuses, selon le rapport de tous les
philosophes : car enfin Églon, roi des Moabites, fut
assassiné par Aod ; Absalon fut pendu par les cheveux et
percé de trois dards ; le roi Nadab, fils de Jéroboam,
fut tué par Baaza ; le roi Éla, par Zambri ; Ochosias,
par Jéhu ; Athalia, par Joïada ; les rois Joachim,
Jéchonias, Sédécias, furent esclaves. Vous savez
comment périrent Crésus, Astyage, Darius, Denys de
Syracuse, Pyrrhus, Persée, Annibal, Jugurtha, Arioviste,
César, Pompée, Néron, Othon, Vitellius, Domitien,
Richard II d'Angleterre, Édouard II, Henri VI, Richard III,
Marie Stuart, Charles Ier, les trois Henri de France, l'empereur Henri
IV ? Vous savez... -- Je sais aussi, dit Candide, qu'il faut cultiver
notre jardin. -- Vous avez raison, dit Pangloss : car, quand l'homme
fut mis dans le jardin d'Éden, il y fut mis ut operaretur eum,
pour qu'il travaillât, ce qui prouve que l'homme n'est pas
né pour le repos. -- Travaillons sans raisonner, dit Martin ;
c'est le seul moyen de rendre la vie supportable. »
Toute la petite société entra dans ce louable dessein ;
chacun se mit à exercer ses talents. La petite terre rapporta
beaucoup. Cunégonde était à la
vérité bien laide ; mais elle devint une excellente
pâtissière ; Paquette broda ; la vieille eut soin du
linge. Il n'y eut pas jusqu'à frère Giroflée qui
ne rendît service ; il fut un très bon menuisier, et
même devint honnête homme ; et Pangloss disait quelquefois
à Candide : « Tous les événements sont
enchaînés dans le meilleur des mondes possibles ; car
enfin, si vous n'aviez pas été chassé d'un beau
château à grands coups de pied dans le derrière
pour l'amour de Mlle Cunégonde, si vous n'aviez pas
été mis à l'Inquisition, si vous n'aviez pas couru
l'Amérique à pied, si vous n'aviez pas donné un
bon coup d'épée au baron, si vous n'aviez pas perdu tous
vos moutons du bon pays d'Eldorado, vous ne mangeriez pas ici des
cédrats confits et des pistaches. -- Cela est bien dit,
répondit Candide, mais il faut cultiver notre jardin. »